La place des probablilités dans la conquête de l'incertitude climatique
Un acte de foi à la tournure rationnelle ?
d'après Benoit Rittaud (2010)


Benoît Urgelli
last up-date : 25 juillet, 2010


Benoit Rittaud
Maître de conférence en mathématiques à l'université de Paris

Dans le chapitre La religion du probable, Benoit Rittaud (2010, chapitre 4, p. 109)[1] s'intéresse à une des phrases clés du rapport à l'attention des décideurs publié en février 2007 par le groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat :

L'essentiel de l’accroissement observé sur la température moyenne globale depuis le milieu du XXe siècle est très probablement dû (>90%) à l’augmentation observée des concentrations des gaz à effet de serre anthropiques " (Résumé à l 'attention des décideurs, WG1, IPCC, 2007, p.10/18).

Cet énoncé scientifique aux allures probablilistes a permis à la plupart des médiateurs climatiques d'insister sur les dimensions consensuelles et alarmistes de l'expertise, certains soulignant que la question de savoir si l'homme est le principal responsable du changement climatique en cours est bel et bien close (Stéphane Foucart, La prochaine bataille du climat, Le Monde, 21 février 2007). Vincent Courtillot s'attachera dès le mois de mars 2007 à dénoncer le caractère selon lui exagéré de cette déclaration qui se veut rationnellement scientifique, sous couvert probabiliste.

J'attire donc votre attention et vos commentaires critiques sur l'analyse de Benoit Rittaud du discours probabiliste du GIEC sur les risques climatiques. Sa proposition me semble pertinente car elle soulève une question philosophique centrale : quelle est la place des probablilités dans la conquête de l'incertitude ?

Le pari de Pascal

Dans les années 1650, en joignant la rigueur des démonstrations scientifiques à l'incertitude du hasard, Pascal propose dans les Pensées une étrange construction intellectuelle : utiliser le formalisme des probabilités pour défendre le postulat selon lequel chacun de nous à intérêt à croire au Dieu des chrétiens. Pour Pascal, il ne s'agit pas de convaincre que Dieu existe mais que nous avons intérêt à y croire au sens le plus mercantile du terme. Si Rittaud s'intéresse au pari pascalien, c'est qu'il y a selon lui une correspondance entre l'argumentation de Pascal et celle de certains militants de l'alarmisme climatique. C'est à ce projet que l'auteur du "mythe climatique" consacre le chapitre 4 de son ouvrage.

A partir d'une modélisation utilisant les jeux de hasard, Pascal parvient à une démonstration apparemment imparable selon laquelle la croyance en Dieu est le comportement le plus rationnel. La démonstration est la suivante : lorsque vous gagnez à un jeu dans lequel vos chances sont de une sur n, on convient généralement que si le jeu est équilibré, la banque doit vous donner n fois votre mise. Dans le pari pascalien, de deux choses l'une : ou bien Dieu existe, ou bien il n'existe pas. Si on attribue une probabilité à son existence de 50% face à l'ignorance dans laquelle nous sommes, il s'agit d'un jeu de pile ou face mais avec une nuance de taille qui porte sur le gain : si Dieu existe, le gain est la vie éternelle, que l'on peut représenter comme le gain d'une infinité de vies. Dans le cas contraire, une vie est perdue. Pour l'instant, les termes du pari semblent tout à fait neutres, n'engageant personne à quoi que ce soit. Pascal n'a d'ailleurs pas l'intention de persuader de l'existence de Dieu. Pourtant, mathématiquement, face au gain infini, nous sommes contraints d'admettre que nous avons tout intéret à adhérer à la foi chrétienne.

Le pari de l'alarmisme climatique

Le raisonnement de Pascal s'adapte à n'importe quelle prédiction dont on reconnait le caractère à la fois possible et extrême. "Possible" au sens qu'on lui accorde une certaine chance de se produire, et "extrême" au sens où les conséquences annoncées sont d'une ampleur telle que l'on peut l'envisager comme infinie. Pour Rittaud, c'est probablement ce raisonnement qui est utilisé par certains alarmistes du climat (je propose Yann Arthus-Bertrand par exemple) pour tenter de démontrer l'urgence de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre :

sachant que la probablité que la théorie climatique du CO2 soit fondée n'est pas nulle et que les malheurs qui vont s'abattre sur nous sont pour ainsi dire infinis (récessions économiques, réfugiés climatiques, hausse dramatique du niveau des mers, chute de la production agricole, épidémies, ...), choisir d'adhérer à la thèse carbocentriste (réchauffement climatique d'origine anthropique), même si elle n'est pas certaine, comporte un gain infini si elle se révèle avérée.

Dans le rapport de l'économiste britannique Stern (2006), la quantification (évidemment controversée) des coûts de ces malheurs mais également des politiques de réduction des émissions carbonées contribuent à donner une dimension mercantile à ce pari. Cette dimension sera d'ailleurs largement utilisée dans les discours politiques en faveur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et pour un développement durable.
A titre d'exemple, prenons le discours
de Nicolas Sarkozy sur la stratégie de la France dans la lutte contre le réchauffement climatique (Artemare (Ain), jeudi 10 septembre 2009) :

[…] Pendant des décennies, l’Homme ne s’est préoccupé de la nature que pour mieux l’exploiter. L’héritage de ces excès, c’est à notre génération qu’il appartient de le gérer. Et le plus terrible des défis qui nous est posé est celui du réchauffement climatique. C’est un défi redoutable. Sans action corrective de notre part, le réchauffement en cours s’accélérera : entre +2° et +4° d’ici à 2100, avec un risque d’une nouvelle élévation du niveau de la mer compris entre 18 et 59 cm. Ce qui entraînerait un drame pour toute une partie de la planète. Il est temps d’agir, le temps travaille contre nous, c’est notre génération qui doit décider et décider maintenant. Cela fait trop d’années que l’on repousse à demain les décisions qu’il faut prendre maintenant, en responsabilités. […]
[...] une fiscalité écologique nouvelle, la taxe carbone sera créée : elle portera dès 2010, sur le pétrole, sur le gaz, sur le charbon, en fonction de leur contenu en gaz carbonique qui est le principal gaz responsable du changement climatique. Soit on croît que le changement climatique est une catastrophe qui s’abat sur le monde, et on agit maintenant. Soit on n’y croît pas et on prend la responsabilité de contredire la quasi-totalité des experts mondiaux sur le sujet. Mais il y a une chose que l’on ne peut pas faire : c’est dormir tranquillement en pensant que l’on n’a rien à changer. Soit on est responsable, soit on ne l’est pas.

Les failles du pari

Le pari pascalien constitue un cas assez unique de démonstration mathématique pour laquelle l'erreur mathématique qu'il contient n'a été débusquée que trois siècles plus tard, c'est à dire au milieu du XXème siècle. C'est dans une note publiée en 1947 que le mathématicien français Borel s'attaque aux ressorts mathématiques du pari pascalien (Sur les probabilités dénombrables et le pari de Pascal, E. Borel (1947) Comptes rendus de l'Académie des sciences, Tome 224, pp. 77-78). Cette note bannit à jamais l'argumentaire de Pascal qui se voudrait fondé sur la raison.

Pour Borel, si on assigne une probabilité nulle à l'existence de Dieu, tout revient à déterminer le résultat de la multiplication de zéro par la valeur infinie du gain. Les étudiants en sciences connaissent cet éternel problème des formes indéterminées qui surgissent parfois au fil des calculs. Face à elles, il convient d'être vigilant, la moindre erreur pouvant conduire à un résultat sans aucun rapport avec la réalité. Dans le cas du pari pascalien, la multiplication de zéro par l'infini vaut ... zéro et le jeu est donc désavantageux : même si le gain est infini, il ne compense pas la nullité de la probabilité de gagner. Pour Borel, la conclusion est la suivante : "dans la controverse sur le pari de Pascal, comme dans bien d'autres controverses philosophiques, le mathématicien doit rester neutre : il ne peut tirer de sa science aucun argument décisif pour ou contre".

Un réchauffement anthropique "très probable"

Revenons à la question climatique. Si la probabilité que la théorie climatique du CO2 (Arrhénius, 1896) soit fondée et que les pronostics catastrophiques des carbocentristes sont non nuls, le raisonnement de Pascal devient défendable. Doit-on alors convenir que notre intérêt est de nous soumettre aux prescriptions alarmistes des carbocentristes ? Tel est le cas si les probabilités proposées par le GIEC sont valides. La pertinence de ces probabiliés est donc essentielle. Il s'agit donc de comprendre la quantification de l'incertain.

Selon l'approche fréquentiste et dans la définition de Ronald Fisher (1922), une probabilité n'est rien d'autre qu'une moyenne réalisée sur un grand nombre d'observations. La probabilité d'obtenir pile en lançant une pièce de monnaie s'évalue donc en lançant la pièce un grand nombre de fois et en effectuant le rapport entre le nombre de piles obtenu et le nombre total de lancers. A titre d'exemple, les indices de fiabilité donnés par les prévisions météorologiques relèvent de ce genre d'approche. Pour évaluer la fiabilité d'une prévision, la technique consiste à modifier légèrement les données (une cinquantaine de variantes légères sur les paramètres initiaux) pour étudier les modifications que cela induit dans l'évolution météorologique : si les cinquante variantes conduisent toutes au même type de temps une semaine plus tard, il est raisonnable de considérer que la prévision est particulièrement fiable. Selon le point de vue fréquentiste, cette approche statistique est objective car elle ne suppose aucun choix a priori et se contente d'expériences neutres et indépendantes de l'observateur. On peut parler de probabilités objectives, fondées sur des fréquences observables. Les incertitudes du système climatique, par nature complexe, sont liées au caractère aléatoire de l'évènement considéré : on peut parler d'incertitudes objectives.

Une autre approche statistique est dite bayésienne, en référence au théorème de Thomas Bayes (XVIIIe siècle). Cette approche a été mise sous l'étégnoir durant une bonne partie du XXe siècle en raison de l'émergence du point de vue fréquentiste. Depuis quelques années, cette approche bénéficie d'un regain d'intérêt pour des raisons pratiques mais également philosophiques. Il s'agit de faire des hypothèses a priori, (non fondées de manière probabiliste et donc subjectives) à raison de l'incertitude sur les connaissances. On introduit ici le concept de probablité subjective, en prenant en compte les choix de l'agent et ses connaissances (incertitude subjective et épistémique). Ainsi le fait qu'une pièce de monnaie ait une chance sur deux de tomber sur pile n'est pas seulement le résultat de l'expérience mais également le résultat d'une opinion a priori sur la forme symétrique de la pièce ou le fait que le lancer ne favorise pas l'une ou l'autre des faces. Le point de vue bayésien consiste donc à intégrer dans les calculs ce genre d'estimations fondées sur l'opinion de celui qui étudie et tire ainsi profit des connaissances disponibles sur la situation.

Même si certains fréquentistes y voient l'irruption de la subjectivité dans les calculs, ces deux manières de faire des statistiques conduisent le plus souvent à des résultats similaires. Cependant des divergences spectaculaires apparaissent parfois et nourissent des débats.

Le GIEC fréquentiste ou bayésien ?

Dans le rapport du GIEC (guide pour la détermination de l'incertitude, IPCC, 2007, p. 22), les degrés de confiance sont déterminés par une approche nettement bayésienne. On précise que ces degrés de confiance résulte d'une évaluation de l'incertitude [...] quantitative et fondée sur un avis autorisé quant à l'exactitude des données, des analyses et des modèles utilisés. La table ci-dessous extraite du rapport présente ces différents degrés de confiance :

La table GIEC des fourchettes de probabilités résulte de l'évaluation de l'incertitude [concernant] des résultats précis [...] fondée sur un avis autorisé et une analyse statistique d'une série d'éléments probants (par exemple des observations ou des résultats de modèles). Il s'agit donc d'un mélange entre fréquentisme et bayésianisme concernant la probabilité de l'occurence ou du résultat :

La différence entre ces deux tables du GIEC semble surtout tenir à la nécessité dans la seconde d'avoir recours à un point de vue au moins partiellement fréquentiste : lorsque la situation est trop floue pour fixer des probabilités a priori il est possible de s'en remettre à l'opinion d'un ou de plusieurs experts, ce que le GIEC appelle l'avis autorisé. Une assemblée de spécialistes est alors réunie. Chacun d'eux présente son avis et à l'issue de la discussion, on tente de dresser une liste de probabilités qui fait la part des choses. Selon Rittaud, il s'agit donc d'une délibération entre experts qui confronte les observations et les résultats des modèles de chacun.

De simples avis autorisés ?

Apparemment, seul le point de vue bayésien peut permettre de comprendre les probabilités exprimées dans le rapport du GIEC 2007. D'après Rittaud, si ce point de vue accepte d'intégrer la subjectivité d'un ou de plusieurs experts dans des probabilités a priori, il ne présage en rien de la fiabilité des expertises.

Anisi, lorsque le 28 juin 2008, Mark Serreze, un scientifique du Centre national américain de la neige et de la glace (National Snow and Ice Data Center) à Boulder (Colorado, ouest), annonçait à l'AFP que la banquise arctique avait 50% de chances de fondre entièrement à la fin de l'été, il s'agissait d'une affirmation à laquelle nul statisticien, fréquentiste ou bayésien, ne pouvait donner le moindre sens. Il aurait fallu d'une manière ou d'une autre, pouvoir tester plusieurs fois (pour un fréquentiste) ou utiliser une probablité a priori pour mener des calculs que l'on aurait ensuite confrontés à des observations (pour un bayésien). En l'occurence, la seule chose qu'il a été possible de faire a été d'attendre, pour finalement constater que la banquise était loin d'avoir entièrement fondu en 2008, finissant même la saison en nette augmentation par rapport à l'année précédente !

Bien sûr, le procédé consistant à effectuer une synthèse des avis des experts pour tirer des conclusions n'est pas condamnable en soi - il faut bien prendre des décisions. Néanmoins, puisqu'il n'est pas réellement possible, en l'occurence, de confronter l'avis de ces experts à la réalité, même statistiquement, Rittaud estime qu'il n'est pas fondé de prétendre traduire ces avis en probabilités. Ces avis doivent donc être compris comme de simples avis autorisés mais dont nulle quantification probabiliste n'est légitime. Il conviendrait donc de prendre conscience du fait que l'évaluation probabiliste de la fiabilité des annonces du GIEC n'est pas le résultat de calculs statistiques : ils ne sont rien de plus qu'une manière d'exprimer une subjectivité collective. Il est donc illégitime d'accorder à ces probablités le prestige ordinairement attaché aux chiffres en général. Selon l'opinion de beaucoup de sceptiques, l'état de nos connaissances sur le climat est encore trop fragmentaire pour que quiconque dispose d'un avis méritant le qualitatif d'autorisé.

Un acte de foi à la tournure rationnelle ?

Quoiqu'il en soit, certains soutiennent que la lutte contre le réchauffement climatique aura des effets collatéraux importants et positifs, par exemple au regard des estimations coût-bénéfices des conséquences faites par certains économistes (Stern, 2006). Il est évident que cette lutte à grande échelle se targue forcèment d'au moins quelques retombées utiles. Mais, dans le cadre du pari pascalien, une telle posture revient à supposer dès le départ que le croyant recupérerait de toute façon davantage que sa mise, que Dieu existe ou pas. On voit mal dans ce cas où serait le "pari". Pour Rittaud, considérer comme allant de soi que les efforts à consentir pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre seront de toute façon bénéfiques, indépendamment de l'impact sur le climat, relève d'un acte de foi. Dans ce cas, il faut reconnaitre que l'expertise climatique prend la forme d'une expertise prétexte, instrumentalisée pour donner une tournure rationnelle à une croyance, sachant par ailleurs que la lutte contre la crise climatique n'a rien de gratuit.

Au final, pour Benoit Rittaud, que ce soit au sujet de l'existence de Dieu ou de la théorie climatique du CO2, nous sommes plus dans l'ignorance que dans l'incertitude. L'incertitude est l'état du joueur qui se demande quelles sont ses chances de gagner à la roulette. L'ignorance est la situation d'un joueur qui se demande quelles sont ses chances de gagner à un jeu dont il ne connait pas les règles. Dans une telle situation, les mathématiques du hasard ne sont d'aucun secours.

NOTES DE BAS DE PAGE

[1] : Même si j'émets des réserves sur le dernier chapitre de l'ouvrage qui s'attache à démontrer la naissance d'une pseudoscience (2010, p.165) et sur certains raccourcis interprétatifs qui se veulent épistémologiques, j'apprécie particulièrement les éléments d'analyses mathématiques notamment de la notion de température moyenne, d'approximantions linéaires ou encore de modélisations descriptives et prédictives.

[2] : Rappellons ici la mission officielle du GIEC : évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d'ordre scientifique, technique et socio-économique qui nou sont nécessaires pour mieux comprendre les fondements scientifiques des risques liés au changement climatique d'origine humaine, cerner plus précisèment les conséquences possibles de ce changement et envisager d'éventuelles stratégies d'adaptation et d'atténuation (Site officiel de l'IPCC, rubrique Qui sommes-nous ?). Pour Rittaud, l'intéret des chercheurs n'est alors pas de faire les prévisions les plus exactes mais bien celles qui seront les plus écoutées. Les membres du GIEC ont selon lui un intéret commun :celui d'afficher la plus grande unité possible pour assurer à leur avis un rayonnement maximum. Le GIEC n'existe que parce que nous avons un problème : que le problème disparaisse, le GIEC disparait aussi !