Objectifs On s'interesse ici aux formes de délibération publique dans lesquelles sont brandis des arguments, depuis la simple conversation jusqu'au débat politique ou à l'épreuve de force. Ces arènes* constituent un espace de variation, avec des cadres organisées pour les échanges d'arguments entre protagonistes. Ces arènes sont à la fois des ressources et des contraintes pour les protagonistes. Chateuraynaud considère trois niveaux ou plans d'argumentation qui permettent de différnecier les différentes arènes. Toutes ces formes sont des opérateurs démocratiques de réfléxivité, ce sont des exercices de la démocratie. Elles ont des temporalités différentes, et participent à des configurations et des reconfigurations argumentatives. Nous les regardons dans le cadre de la sociologie pragmatique des transformations, pour suivre les évolutions des formes et les dynamiques argumentatives (Chateauraunaud, 2011). On espère identifier ainsi ce qui fait précédent, ce qui continue à peser sur les actions et les jugements dans la longue durée. * Une arène est « un lieu de débat, de polémique ou de controverse, de témoignage, d’expertise et de délibération où petit à petit émergent des problèmes publics » (Cefaï, D., & Pasquier, D. (2003). Introduction. Dans D. Cefaï & D. Pasquier (Eds.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques (pp. 13–62). Paris: CURAPP-CEMS. , Analyse des jeux d'acteurs ou des jeux d'arguments ? Penser l'argumentation en terme de portée Selon Chateauraynaud, deux méthodes possibles :
Chateauraynaud estime qu'en partant des acteurs, on risque d'être réducteur. En entrant d'abord par les arguments, leur genèse et leur destin, on se donne plus de chances de saisir la puissance de conviction et d'enrôlement d'une entité ou d'un réseau d'entités. On s'efforce alors de penser l'argumentation en terme de portée : qui porte l'argument (énonciateur), sur quoi porte-t-il (objet, thématique), quelle est sa portée (ses conséquences) ?. On décrit alors les acteurs en lien étroit avec des arguments, l'ensemble constituant des actants (selon la tradition de la syntaxe structurale de Lucien Tesnière (1966), ou encore de la sémantique structurale de Greimas (1966)). Qu'appelle-t-on "argument" ? Cadre d'énonciation et polyphonie de l'argument
On considère que les arguments sont des unités de sens élémentaires dont l'identification rend possible des comparaisons et des analyses à partir de matériaux complexes et hétérogènes. Les arguments constituent une prise de position vis à vis d'autres positions possibles, ils construisent une relation entre le présent, le passé et le futur, en montrant que tout est déjà dit, joué, établi, en marquant l'urgence ou l'incertitude du présent, ou encore en annonçant le furtur proche ou lointain et marquer des degrés de réversibilités. Les reconfigurations argumentatives du temps sont fréquentes dans les dossiers socialement vifs étudiées.
L’analyse des arguments commence avec le cadre d’énonciation qui leur est associé. Un même énoncé engagé dans une conversation ou au prétoire, dans un débat électoral ou lors d’une négociation ne donnera pas le même argument. Le même agencement d’énoncés ne donnera pas la même argumentation selon le cadre dans lequel il est exprimé. Autrement dit, la notion d’argument incorpore et renvoie en miroir le cadre dans lequel les choses sont énoncées, et plus généralement, ce que l’on a désigné sous la notion de portée. Ainsi, la même phrase ou le même discours pourra être considéré comme un bon argument dans une négociation mais pas dans un débat public. Inversement, les cadres d’énonciation conduisent les acteurs à modifier, agencer, présenter leur arguments de façon différente, puisqu’il est constitutif de tout argument d’être polyphonique, c’est-à-dire dialogique : selon les interlocuteurs, selon la nature de l’auditoire présent, selon le degré de symétrie des échanges entre les protagonistes, on est conduit à dire des choses différentes tout en ayant pour visée de défendre les mêmes intérêts et représentations. Figures argumentatives en situation de controverses Chateauraynaud identifie des figures argumentatives, logiques et prototypiques qui permettent de suivre les modalités argumentatives à l'oeuvre dans les controverses, débats ou affaires (dans les 5 dernières figures argumentatives du tableau, l'attention se porte vers les énonciateurs et les contradicteurs, et donc vers les jeux d'acteurs engagés par les argumentaires).
Grammaire argumentative : articulation entre des principes, des objets, des forces, des logiques, des traditions et des avenirs A partir de dossiers très différents, Chateuraynaud a aussi identifié 6 éléments fondamentaux dont la combinaison fournit des grammaires argumentatives : des principes et des objets (ou situations), des forces matérielles et des contraintes logiques, des traditions et des ouvertures d'avenir. A partir des jeux d'arguments, on prend ici aussi en compte les jeux d'acteurs et l'expression des rapports de force . Voici un exemple de combinaison issu d'un argumentaire utilisé dans le dossier du Gaucho – un insecticide soupçonné de tuer les abeilles et qui a engendré de multiples alertes et controverses :
En décrivant la genèse de nouveaux éléments argumentatifs (principe, cas, expérience, précédent historique,...), et la cristallisation progressive des jeux d'acteurs et d'arguments, on suit au plus près les transformations des espaces de mobilisation opérés par chaque mise en discussion publique. Il y a toute une gamme de combinaison argumentative dans les délibérations publiques, entre deux extrêmes, le débat ou la controverse, qui évoluent pas ou peu à cause de l'institutionnalisation de mots d'ordre ou de revendications (cas du dossier nucléaire et des énergies alternatives), et la polémique ou l'épreuve de force qui ne cessent de dériver parce que les acteurs introduisent des éléments hétérogènes qui rendent difficille la structuration des jeux d'arguments et la mise en place d'un espace de raisonnement commun. Suivre la dynamique argumentative... Dans tous ces cas de figure, des changements ont bel et bien lieu que l’on ne peut imputer ni aux seuls acteurs, ni aux seuls arguments, mais bien à la manière dont s’associent durablement des jeux d’acteurs et d’arguments : changement des représentations, modification des alliances ou des oppositions, création ou refonte de dispositifs, élaboration de règles ou de normes, émergence de collectifs ou d’institutions, nouvelles méthodes d’enquête ou de prises de parole. L'objectif est de suivre les acteurs et leurs arguments, de leur émergence jusqu’à leur insertion dans des institutions ou des énoncés du sens commun. Chateuraynaud considère que les institutions sont des dispositifs de compromis visant à stabiliser des relations entre les acteurs, en pacifiant les confrontations, et en fournisant des normes de comportements et de jugement, dont la légitimité est régulièrement remise en cause au cours de nouvelles crises. Rappelons qu'afin d'entrer dans les espaces délibératifs, il faut se sentir concerner un minimum ou avoir une position vis à vis d'un argument.
Les formes d'expression de l'accord et du désaccord : de la conversation à la mobilisation politique, des portés différentes Chateauraynaud propose de considérer une pluralité de cadres organisés ou de formes sociales disponibles pour les échanges entre acteurs et arguments, dans lesquels s’énoncent ou s’annoncent des statuts d’acteur et d’argument. La comparaison avec l’ensemble des formes disponibles fournit des appuis pour évaluer la nature des apports cognitifs et politiques. Le tableau ci-dessous présente une douzaine de formes générales dans lesquelles se déploient des échanges d’arguments – et dont on voit spontanément qu’ils n’ont pas la même portée. Chateauraynaud propose de décrire chaque forme à partir de trois critères simples :
Différentes arènes d’expression de l’accord et du désaccord (in Chateauraynaud, 2007, p.139) Signalons l’importance des niveaux intermédiaires que composent les controverses, les affaires, les débats publics et autres forums – auxquels d’ailleurs on pourrait ajouter les conférences de citoyens (voir Jacques Testard, "L'expérience prometteuse des conférences de citoyens. Inventer de nouvelles formes de démocratie participative", Le Monde Diplomatique, février 2005). Ils jouent un rôle médiateur entre les scènes de la vie quotidienne, en prise directe avec des considérations pratiques et des milieux, et les grandes causes politiques dans lesquelles les asymétries sont maximales dans l’économie des prises de parole et le succès des argumentaires : capacités de mobilisation, outils de totalisation, représentations politiques, positions intellectuelles acquises dans le champ médiatique. Dans ce plan, toutes ces ressources sont tour à tour engagées, donnant lieu à un travail politique marqué par un fort caractère stratégique. Les contraintes des acteurs varient selon les cadres dans lesquels ils interviennent. Dans cet espace de variation de formes, on peut regarder comment un dossier surgit dans une forme de délibération, ou inversement comment une forme se saisit d’un dossier (comme dans l’exemple de la manière dont le dossier nucléaire a été saisi par les procédures de débat public appliquées jusqu’alors à des enjeux d’aménagement plus locaux). Modélisation des contraintes de passage d’une forme à une autre Si l’on regarde, de façon plus cartographique, la façon dont est structuré cet espace de formes, on parvient à expliciter un certain nombre de paramètres qui rendent possible une modélisation des contraintes de passage d’une forme à une autre. Ces paramètres régissent trois régimes ou plans argumentatifs dans cet espace des formes délibératives :
Chacun de ces trois régimes met en jeu trois paramètres :
Chateauraynaud pousse le jeu encore plus loin et rassemble tous les ingrédients répertoriés pour former deux axes : un premier axe vertical qui marque le degré de politisation de l’échange d’arguments; un second axe horizontal qui renvoie à la distribution des arguments entre internalisme et externalisme : dans les formes localisées dans la partie droite du graphique, le contenu de ce qui est avancé structure beaucoup plus le déroulement des épreuves et engage plus fortement les acteurs – qui doivent maintenir une forme de cohérence –, alors que dans la partie gauche, ce sont plutôt les forces et les capacités de mobilisation qui sont d’abord prises en compte par les protagonistes, les argumentaires donnant lieu à des procédés de critique et de dévoilement visant des raisons ou des intérêts sous-jacents. Analyser les condtions de passage d'une forme d'argumentation à l'autre, et leur puissance d'expression... Ce qui est intéressant, c’est donc de caractériser, non plus chaque forme d’argumentation prise par elle-même, mais (a) les conditions de passage d’une forme à l’autre (comment une conversation débouche sur une crise; une controverse sur une polémique; une affaire sur un débat politique, etc.); (b) les configurations globales qu’impliquent pour les protagonistes le fait d’être dans telle ou telle forme d’argumentation. Lorsqu’on se place dans les formes ordinaires (conversation, dispute, négociation) qui permettent aux acteurs de traiter la plupart de leurs problèmes pratiques, la sphère dans laquelle se développent les puissances d’expression apparaît lointaine et facilement critiquable du point de vue de l’arbitraire des représentations qui s’y déploient : « ce n’est pas comme ça que ça se passe », « dans la pratique », « en réalité, dans la vie quotidienne », etc. Le travail politique consiste précisément à prendre en compte et hiérarchiser ce qui dans les échanges ordinaires peut alimenter des idées, des programmes ou des revendications susceptibles d’être animés par une puissance d’expression. Le passage de « simples » conversations ou négociations à des cadres plus formalisés comme la procédure de débat public ou l’affaire suppose une transformation des arguments, en leur imposant des contraintes de cohérence et d’explicitation plus fortes. Le passage vers le politique – entendu au sens d’espace de confrontation des puissances d’expression – produit un phénomène d’inversion : ce qui était encore sous contrôle d’échanges réglés par des procédures change de nature en s’intensifiant et en se mêlant à d’autres modalités d’action et de jugement. D’où les innombrables opérations de cadrage et de recadrage auxquelles se livrent les protagonistes pour éviter qu’un débat public, une controverse ou une affaire ne dérive vers « le politique ». Les formes de délibérations jouent donc un rôle de voie de passage tantôt ouverte, tantôt fermée, entre expériences ordinaires et puissances d’expression politique. On comprend mieux à partir de ces modalités pourquoi la forme « débat national » est par nature ambiguë : elle tente de reproduire le fonctionnement d’arènes sous contrôle des acteurs, tout en les plongeant d’emblée dans des espaces soumis aux puissances d’expression. CONCLUSION : un pluralisme méthodique des modes de discussion pour l'expression démocratique Le résultat n’est pas une typologie des débats mais un espace de variation, dont la pertinence se mesure à son degré opérationnel pour saisir les déplacements et les reformulations que subissent les différentes causes au fil du temps. On voit bien par exemple comment le dossier des OGM est passé, surtout en France, par des formes très différentes, alternant entre des débats publics fortement cadrés et encadrés (comme la conférence de citoyens de 1998), des controverses scientifiques, des affaires judiciaires, des polémiques ou des épreuves de force engagées directement sur le terrain (avec l’émergence du collectif des « faucheurs volontaires »). Pour Chateauraynaud, pour atteindre un idéal démocratique régulateur, il semble important d'oeuvrer pour l’ouverture des formes, c’est-à-dire des espaces de variations contraignants, dans lesquels peuvent opérer les acteurs mobilisés par une cause. Cette option s’oppose à celle qui consiste à pousser à tout prix au débat des personnes ou des groupes a priori désengagés. Il s'agit de défendre un pluralisme des méthodes, valable aussi bien au plan axiologique qu’épistémique et ontologique, en laissant ouvertes les modalités d’échanges argumentatifs, plutôt que de chercher à imposer aux acteurs un ordre procédural et un seul. On ne sait pas quelle forme est la meilleure pour l’expression démocratique et pour le débat d’idées ! Mieux : on ne sait pas quelle forme de discussion peut produire de véritables effets sur les jeux d’acteurs et d’arguments qui interviennent dans le développement d’un dossier. L’existence de lieux de controverses dissociables de formes comme la polémique, ce qui suppose une compétence particulière des participants, une capacité à argumenter « techniquement », et donc une claire séparation des arguments et des « appartenances » ou des « identités », est aussi fondamentale que l’expression politique de représentants élus, ou encore la libre discussion dans les millions de conversations ordinaires où les personnes peuvent élaborer des points de vue, éprouver des attachements, des intérêts ou des représentations, sans aliéner leurs prises ordinaires sur le monde – ce que produit inévitablement tout ordre totalitaire. Bref, la démocratie apparaît comme le résultat constamment réitéré de cet ensemble de modes de discussion – qui contient l’épreuve de force comme limite. L’épreuve de force est entendue ici comme action collective créant un rapport de force : grève, manifestation, pétitions, boycott. La liste des ressorts disponibles n’est pas illimitée pour chaque configuration historique, car l’invention de techniques de mobilisation est assez rare, au point d’être aussitôt remarquée (e.g. opérations spectaculaires de sans-papiers ou d’intermittents, pétitions électroniques, ou encore des arrachages de plants transgéniques…). Le minimum de démocratie réside dans la constante réorganisation des formes de débats accessibles aux protagonistes les plus divers. Le rôle d’une sociologie pragmatique est d’aider à clarifier et à suivre les déplacements opérés par les acteurs et les arguments sans les enfermer dans un ordre politique unique dont les ressorts sont fixés par avance.
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