Les formes d’expression de l’accord et du désaccord
Benoît Urgelli
last up-date : 25-Mar-2021

 

Objectifs

On s'interesse ici aux formes de délibération publique dans lesquelles sont brandis des arguments, depuis la simple conversation jusqu'au débat politique ou à l'épreuve de force. Ces arènes* constituent un espace de variation, avec des cadres organisées pour les échanges d'arguments entre protagonistes. Ces arènes sont à la fois des ressources et des contraintes pour les protagonistes. Chateuraynaud considère trois niveaux ou plans d'argumentation qui permettent de différnecier les différentes arènes.

Toutes ces formes sont des opérateurs démocratiques de réfléxivité, ce sont des exercices de la démocratie. Elles ont des temporalités différentes, et participent à des configurations et des reconfigurations argumentatives. Nous les regardons dans le cadre de la sociologie pragmatique des transformations, pour suivre les évolutions des formes et les dynamiques argumentatives (Chateauraunaud, 2011). On espère identifier ainsi ce qui fait précédent, ce qui continue à peser sur les actions et les jugements dans la longue durée.

* Une arène est « un lieu de débat, de polémique ou de controverse, de témoignage, d’expertise et de délibération où petit à petit émergent des problèmes publics » (Cefaï, D., & Pasquier, D. (2003). Introduction. Dans D. Cefaï & D. Pasquier (Eds.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques (pp. 13–62). Paris: CURAPP-CEMS. ,

Analyse des jeux d'acteurs ou des jeux d'arguments ? Penser l'argumentation en terme de portée

Selon Chateauraynaud, deux méthodes possibles :

  1. on peut commencer par identifier les jeux d'arguments (approche internaliste). Les moments de discussion et de confrontation d'arguments sont des séquences courtes dans une longue série de transformation.
  2. on peut aussi entrer dans l'analyse par les jeux d'acteurs (approche externaliste), et identifier leurs stratégies, leurs intérets et leurs alliances qui interagisent dans les formes de délibération. On suit alors la dynamique des forces dont se dotent les acteurs pour sortir vainqueurs des disputes et des crises.

Chateauraynaud estime qu'en partant des acteurs, on risque d'être réducteur. En entrant d'abord par les arguments, leur genèse et leur destin, on se donne plus de chances de saisir la puissance de conviction et d'enrôlement d'une entité ou d'un réseau d'entités. On s'efforce alors de penser l'argumentation en terme de portée : qui porte l'argument (énonciateur), sur quoi porte-t-il (objet, thématique), quelle est sa portée (ses conséquences) ?. On décrit alors les acteurs en lien étroit avec des arguments, l'ensemble constituant des actants (selon la tradition de la syntaxe structurale de Lucien Tesnière (1966), ou encore de la sémantique structurale de Greimas (1966)).

Qu'appelle-t-on "argument" ? Cadre d'énonciation et polyphonie de l'argument

On considère que les arguments sont des unités de sens élémentaires dont l'identification rend possible des comparaisons et des analyses à partir de matériaux complexes et hétérogènes. Les arguments constituent une prise de position vis à vis d'autres positions possibles, ils construisent une relation entre le présent, le passé et le futur, en montrant que tout est déjà dit, joué, établi, en marquant l'urgence ou l'incertitude du présent, ou encore en annonçant le furtur proche ou lointain et marquer des degrés de réversibilités. Les reconfigurations argumentatives du temps sont fréquentes dans les dossiers socialement vifs étudiées.

  • Exemple : en arrêtant de construire des centrales nucléaires aujourd'hui, on évite une accumulation croissante des déchets, et on réduit le risque d'accident.

L’analyse des arguments commence avec le cadre d’énonciation qui leur est associé. Un même énoncé engagé dans une conversation ou au prétoire, dans un débat électoral ou lors d’une négociation ne donnera pas le même argument. Le même agencement d’énoncés ne donnera pas la même argumentation selon le cadre dans lequel il est exprimé. Autrement dit, la notion d’argument incorpore et renvoie en miroir le cadre dans lequel les choses sont énoncées, et plus généralement, ce que l’on a désigné sous la notion de portée. Ainsi, la même phrase ou le même discours pourra être considéré comme un bon argument dans une négociation mais pas dans un débat public. Inversement, les cadres d’énonciation conduisent les acteurs à modifier, agencer, présenter leur arguments de façon différente, puisqu’il est constitutif de tout argument d’être polyphonique, c’est-à-dire dialogique : selon les interlocuteurs, selon la nature de l’auditoire présent, selon le degré de symétrie des échanges entre les protagonistes, on est conduit à dire des choses différentes tout en ayant pour visée de défendre les mêmes intérêts et représentations.

Figures argumentatives en situation de controverses

Chateauraynaud identifie des figures argumentatives, logiques et prototypiques qui permettent de suivre les modalités argumentatives à l'oeuvre dans les controverses, débats ou affaires (dans les 5 dernières figures argumentatives du tableau, l'attention se porte vers les énonciateurs et les contradicteurs, et donc vers les jeux d'acteurs engagés par les argumentaires).

A A A A A

Si le réchauffement de la planète est inéluctable, alors les décisions actuelles ne servent qu’à prolonger artificiellement la civilisation, dans l’espoir que les élites puissent fuir dans l’espace.

Si X alors Y

 

Certes, les intermittents sont exploités, mais leur statut est confortable.

Certes X mais Y

 

Pour sauver la recherche, il faut distribuer plus équitablement les crédits publics.

Pour X, il faut Y

 

Désormais le droit européen oblige à la mise en concurrence, on ne peut plus conserver de monopole.

Désormais X, on ne peut plus Y

 

La croyance n’est pas incompatible avec la science dès lors que l’on double son éthique de conviction par une éthique de responsabilité.

X n’est pas incompatible avec Y dès lors que Z

 

Nous pensons que le nouveau réacteur EPR entraînera des risques accrus pour les générations futures.

Nous pensons que X entraînera Y

 

Au nom de l’égalité républicaine, il n’y a pas de raison que le mariage homosexuel soit interdit.

Au nom de X, il n’y pas de raison que Y

 

Selon que l’on privilégie la compétence ou le marché, on obtient une meilleure fiabilité ou une meilleure flexibilité.

Selon que l’on privilégie X ou Y, on obtient P ou Q

 

Ni le développement urbain, ni l’intérêt des élites locales ne peuvent justifier l’abattage de ces arbres.

Ni X ni Y ne peuvent justifier Z

 

Il est trop tard pour changer de direction, désormais il y a 25 pays en Europe, on doit choisir l’Europe sociale et non le marché.

Il est trop tard pour X, désormais il y a Y, on doit choisir Z et non U

 

Ni les études scientifiques ni les calculs économiques ne peuvent justifier la thèse de l’administration selon laquelle l’autoroute correspond à l’intérêt général.

Ni X ni Y ne peuvent justifier la thèse de A selon laquelle Z

 

La croyance de M. Dupont selon laquelle les lignes haute tension donnent le cancer est infondée.

La croyance de A selon laquelle X est infondée

Greenpeace défend la thèse selon laquelle le nucléaire n’est pas vraiment rentable à long terme.

A défend la thèse selon laquelle X n’est pas Y

Selon le ministère de l’intérieur, il n’y a aucun lien entre les chiffres du chômage et les statistiques de la délinquance en France.

Selon A, il n’y a aucun lien entre X et Y

Le PS et les Verts s’opposent sur l’interprétation du concept de développement durable.

A et B s’opposent sur l’interprétation de X

Grammaire argumentative : articulation entre des principes, des objets, des forces, des logiques, des traditions et des avenirs

A partir de dossiers très différents, Chateuraynaud a aussi identifié 6 éléments fondamentaux dont la combinaison fournit des grammaires argumentatives : des principes et des objets (ou situations), des forces matérielles et des contraintes logiques, des traditions et des ouvertures d'avenir. A partir des jeux d'arguments, on prend ici aussi en compte les jeux d'acteurs et l'expression des rapports de force .

Voici un exemple de combinaison issu d'un argumentaire utilisé dans le dossier du Gaucho – un insecticide soupçonné de tuer les abeilles et qui a engendré de multiples alertes et controverses :

  • « on ne peut pas appliquer le principe de précaution <principe> au cas du Gaucho <objet> sous la pression des lobbies environnementalistes <force> dont les arguments sont parfaitement illogiques et contradictoires <logique> et faire table rase du passé <tradition> pour rendre encore plus incertain l’avenir des producteurs de maïs <avenir> ».

En décrivant la genèse de nouveaux éléments argumentatifs (principe, cas, expérience, précédent historique,...), et la cristallisation progressive des jeux d'acteurs et d'arguments, on suit au plus près les transformations des espaces de mobilisation opérés par chaque mise en discussion publique.

Il y a toute une gamme de combinaison argumentative dans les délibérations publiques, entre deux extrêmes, le débat ou la controverse, qui évoluent pas ou peu à cause de l'institutionnalisation de mots d'ordre ou de revendications (cas du dossier nucléaire et des énergies alternatives), et la polémique ou l'épreuve de force qui ne cessent de dériver parce que les acteurs introduisent des éléments hétérogènes qui rendent difficille la structuration des jeux d'arguments et la mise en place d'un espace de raisonnement commun.

Suivre la dynamique argumentative...

Dans tous ces cas de figure, des changements ont bel et bien lieu que l’on ne peut imputer ni aux seuls acteurs, ni aux seuls arguments, mais bien à la manière dont s’associent durablement des jeux d’acteurs et d’arguments : changement des représentations, modification des alliances ou des oppositions, création ou refonte de dispositifs, élaboration de règles ou de normes, émergence de collectifs ou d’institutions, nouvelles méthodes d’enquête ou de prises de parole.

L'objectif est de suivre les acteurs et leurs arguments, de leur émergence jusqu’à leur insertion dans des institutions ou des énoncés du sens commun. Chateuraynaud considère que les institutions sont des dispositifs de compromis visant à stabiliser des relations entre les acteurs, en pacifiant les confrontations, et en fournisant des normes de comportements et de jugement, dont la légitimité est régulièrement remise en cause au cours de nouvelles crises. Rappelons qu'afin d'entrer dans les espaces délibératifs, il faut se sentir concerner un minimum ou avoir une position vis à vis d'un argument.

Les formes d'expression de l'accord et du désaccord : de la conversation à la mobilisation politique, des portés différentes

Chateauraynaud propose de considérer une pluralité de cadres organisés ou de formes sociales disponibles pour les échanges entre acteurs et arguments, dans lesquels s’énoncent ou s’annoncent des statuts d’acteur et d’argument. La comparaison avec l’ensemble des formes disponibles fournit des appuis pour évaluer la nature des apports cognitifs et politiques.

Le tableau ci-dessous présente une douzaine de formes générales dans lesquelles se déploient des échanges d’arguments – et dont on voit spontanément qu’ils n’ont pas la même portée. Chateauraynaud propose de décrire chaque forme à partir de trois critères simples :

  1. une contrainte dominante pour que la forme agisse sur les acteurs en présence et puisse se tenir;
  2. une instance de référence et d'arbitrage qui dépasse les protagonistes, leur servant d’arbitre ou de juge de paix;
  3. une raison de clore l’usage de la forme;

Formes d'expression
(symétrique ou assymétrique)

Prototype

Contrainte dominante qui pèse sur les acteurs et les arguments

Instance de référence et d'arbitrage

Motif de clôture

Conversation

Mille milliards de conversations quotidiennes

Civilité

Relation/ Réciprocité

On arrête pour pouvoir reprendre

Dispute

Dispute conjugale

Renoncer à l’explicitation complète

Monde familier

Risque de rupture

Négociation

Négociation salariale

Objets rendus commensurables

Accord des parties ou médiateur

Convergence des intérêts

 

Dialogue social

Développement durable

Etendre la négociation à l’ensemble du corps social

Etat-animateur

Paix sociale

Controverse

« Vie sur Mars »

Tangibilité des arguments discutés

Communauté d’acteurs compétents

Preuve tangible

Affaire

Sang contaminé

Logiques d’accusation/ défense

Justice

Jugement équitable

Forum

Forum social Européen

Points de vue et témoignages hétérogènes

Organisateur

Horloge

Débat public

Ligne Boutre-Carros

Norme délibérative

Citoyen

Procédure

 

Polémique

La « guerre à l’intelligence »

Cohérence des procédés rhétoriques

Spectateur

Fatigue

 

Débat national

Débat national sur l’Ecole

Synthèse et coordination au niveau national

Gouvernement

Procédure ad hoc

Débat politique

La laïcité

Représentativité des porte-parole

Electeur

Nouveau mandat

Epreuve de forces

OGM Faucheurs volontaires

Alliances, mobilisations, résistances

Puissance

Victoire


Différentes arènes d’expression de l’accord et du désaccord (in Chateauraynaud, 2007, p.139)

Signalons l’importance des niveaux intermédiaires que composent les controverses, les affaires, les débats publics et autres forums – auxquels d’ailleurs on pourrait ajouter les conférences de citoyens (voir Jacques Testard, "L'expérience prometteuse des conférences de citoyens. Inventer de nouvelles formes de démocratie participative", Le Monde Diplomatique, février 2005). Ils jouent un rôle médiateur entre les scènes de la vie quotidienne, en prise directe avec des considérations pratiques et des milieux, et les grandes causes politiques dans lesquelles les asymétries sont maximales dans l’économie des prises de parole et le succès des argumentaires : capacités de mobilisation, outils de totalisation, représentations politiques, positions intellectuelles acquises dans le champ médiatique. Dans ce plan, toutes ces ressources sont tour à tour engagées, donnant lieu à un travail politique marqué par un fort caractère stratégique.

Les contraintes des acteurs varient selon les cadres dans lesquels ils interviennent. Dans cet espace de variation de formes, on peut regarder comment un dossier surgit dans une forme de délibération, ou inversement comment une forme se saisit d’un dossier (comme dans l’exemple de la manière dont le dossier nucléaire a été saisi par les procédures de débat public appliquées jusqu’alors à des enjeux d’aménagement plus locaux).

Modélisation des contraintes de passage d’une forme à une autre

Si l’on regarde, de façon plus cartographique, la façon dont est structuré cet espace de formes, on parvient à expliciter un certain nombre de paramètres qui rendent possible une modélisation des contraintes de passage d’une forme à une autre. Ces paramètres régissent trois régimes ou plans argumentatifs dans cet espace des formes délibératives :

  • les procédés interactifs ordinaires : dans les conversations ou les disputes, ce sont les procédés interprétatifs ordinaires qui sont dominants;
  • l’argumentation calée sur des dispositifs : dans les formes intermédiaires que composent les forums, les controverses ou les débats, les dispositifs occupent une place prépondérante, ce qui donne en retour un poids décisif aux objets en cause, que les protagonistes doivent prendre au sérieux s’ils veulent convaincre et/ou parvenir à un accord durable – ou pour le moins à une explicitation suffisante des sources de désaccords;
  • la puissance d’expression dans un champ de représentation politique : dans l’espace plus politique, ce sont les puissances d’expression qui comptent. Cette dernière notion est importante puisqu’elle renvoie à une logique de prise de parole qui assume à la fois l’asymétrie des positions, l’ouverture des jeux d’arguments possibles (stylisée sous l’expression de « contraintes globales »), et surtout le caractère conflictuel des codes ou des catégories en jeu (il s’agit précisément d’agir et d’argumenter face à l’absence de « monde commun », ce qui se résout assez souvent par la désignation d’ennemis). Les arguments sont ici plus proches des mots d’ordre ou des doctrines auxquels adhèrent, ou non, ceux qui n’ont pas accès à la parole, faute d’une puissance d’expression suffisante. La puissance d’expression prend des formes différentes selon qu’elle repose sur une mobilisation et une épreuve de forces, un mandat ou une position politique déjà acquise ou encore sur des outils capables de totaliser des voix ou des opinions (vote, sondage).
  • La polémique apparaît de ce point de vue dans une zone frontière, puisqu’elle emprunte des traits au débat politique – des porte-parole interviennent –, à la controverse (on s’y autorise souvent, sinon de la science, du moins de l’autorité intellectuelle) et à l’affaire (la logique du procès y est présente via les jeux d’accusation/défense).

Chacun de ces trois régimes met en jeu trois paramètres :

  1. le degré de symétrie entre les protagonistes,
  2. le degré de codification de leurs échanges,
  3. les contraintes d’indexicalité qui pèsent sur leurs actes ou leurs arguments mobilisables. Ces trois plans peuvent se décrire comme trois formes d’organisation des épreuves argumentatives :
  • Le plan des procédés interprétatifs ordinaires : C'est le plan de la conversation, la dispute et la négociation. On peut imaginer un monde social dans lequel les personnes et les groupes traitent la quasi-totalité de leurs « affaires » à l’aide de ces trois formes de la vie quotidienne ordinaire. Fondée sur des cycles d’échanges réciproques, la symétrie des protagonistes est ici fondamentale; la codification est indissociable du milieu et de la culture partagée, c’est-à-dire des prises communes liant perceptions et représentations dans le monde sensible; les objets engagés sont soumis à une contrainte d’indexicalité que l’on peut dire « située ».
  • La contrainte argumentative, c'est à dire ce qui pousse les acteurs à argumenter plutôt qu’à ne rien dire ou à exploiter de manière purement stratégique les ressources disponibles, c'est la PROMESSE DE LOYAUTE qui renvoie au fait de tenir parole, et plus fondamentalement encore, de manifester sa bonne foi. Il suffit de puiser dans nos multiples expériences de la conversation, de la dispute et de la négociation, pour voir à quel point le fait d’argumenter nous engage à une forme de loyauté, sans laquelle la rupture de l’échange, et parfois le basculement dans la violence, s’avère inévitable. Continue-t-on à discuter avec celui qui ne cesse de mentir ? Accepte-t-on la tricherie dans une négociation ? Peut-on clore une dispute sur un constat mutuel de mauvaise foi ?
  • Dans ce plan, ce n'est plus l’immanence qui domine, mais le fonctionnement. Les acteurs et les objets, et partant les arguments, sont indexés sur des contraintes procédurales. La procéduralisation des disputes se construit contre les deux autres plans : les coutumes, les habitudes et les intérêts locaux, suspectés d’un déficit de rationalité; les constructions et les manœuvres politiques opérant dans des espaces ouverts et créant une incertitude accrue sur le statut des règles et leur effectivité.
  • La contriante argumentative est celle du CONTRAT : Il s’agit pour les acteurs de s’accorder sur des jeux d’obligations et d’engagements, même et surtout lorsqu’il faut faire parler, déployer, représenter des objets ou des situations : il y a une obligation de moyen et/ou de résultat qui régule les épreuves que se font subir les acteurs, notamment lorsqu’ils annoncent détenir des preuves.

 

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Axe de distribution des arguments

Le troisième plan est celui de l'espace politique. Lorsque les acteurs et leurs arguments se situent sur ce plan du politique, les paramètres ont changé de valeur : les asymétries sont « normales »; les codes sont en tension ou en conflit permanent (il n’y a plus de procédure de limitation, en dehors de l’autorité de l’Etat, et la loi elle-même est constamment rediscutée, ce qui n’est pas le cas dans le plan intermédiaire23); les arguments peuvent se connecter à de vastes ensembles d’acteurs et d’objets, engageant potentiellement la planète entière, et parfois au-delà lorsqu’il s’agit de conquête spatiale. Les contraintes ne sont plus seulement procédurales, puisque les arguments engagent des visions du monde et, plus précisément, ne peuvent être qualifiés de bons arguments si les visions du monde qu’ils véhiculent sont jugées décalées ou déviantes – or, comme il n’y a pas de principe de clôture de ce point de vue, l’observateur est condamné, dans cet espace, à une forme de relativisme. Du coup, pourquoi argumente-t-on à ce niveau-là ? Une réponse réside dans l’idée que la forme argumentative permet de développer une puissance d’expression, dont une des concrétisations les plus manifestes réside dans la production de doctrines et de mots d’ordre.
  • La contrainte argumentative est celle de la DELEGATION POLITIQUE : au fil de longs processus de discussion et de mobilisation, des représentants dotés d’une puissance d’expression vont émerger. Pour produire des effets d’enrôlement, cette puissance d’expression suppose en amont un travail politique sur des jeux d’acteurs et d’arguments, et doit donc se nourrir des productions issues des différentes arènes que l’on a distinguées (affaires, controverses, forums, négociations, mobilisations ou autres épreuves de force…).
  • Chateauraynaud pousse le jeu encore plus loin et rassemble tous les ingrédients répertoriés pour former deux axes : un premier axe vertical qui marque le degré de politisation de l’échange d’arguments; un second axe horizontal qui renvoie à la distribution des arguments entre internalisme et externalisme : dans les formes localisées dans la partie droite du graphique, le contenu de ce qui est avancé structure beaucoup plus le déroulement des épreuves et engage plus fortement les acteurs – qui doivent maintenir une forme de cohérence –, alors que dans la partie gauche, ce sont plutôt les forces et les capacités de mobilisation qui sont d’abord prises en compte par les protagonistes, les argumentaires donnant lieu à des procédés de critique et de dévoilement visant des raisons ou des intérêts sous-jacents.

    Analyser les condtions de passage d'une forme d'argumentation à l'autre, et leur puissance d'expression...

    Ce qui est intéressant, c’est donc de caractériser, non plus chaque forme d’argumentation prise par elle-même, mais (a) les conditions de passage d’une forme à l’autre (comment une conversation débouche sur une crise; une controverse sur une polémique; une affaire sur un débat politique, etc.); (b) les configurations globales qu’impliquent pour les protagonistes le fait d’être dans telle ou telle forme d’argumentation.

    Lorsqu’on se place dans les formes ordinaires (conversation, dispute, négociation) qui permettent aux acteurs de traiter la plupart de leurs problèmes pratiques, la sphère dans laquelle se développent les puissances d’expression apparaît lointaine et facilement critiquable du point de vue de l’arbitraire des représentations qui s’y déploient : « ce n’est pas comme ça que ça se passe », « dans la pratique », « en réalité, dans la vie quotidienne », etc.

    Le travail politique consiste précisément à prendre en compte et hiérarchiser ce qui dans les échanges ordinaires peut alimenter des idées, des programmes ou des revendications susceptibles d’être animés par une puissance d’expression. Le passage de « simples » conversations ou négociations à des cadres plus formalisés comme la procédure de débat public ou l’affaire suppose une transformation des arguments, en leur imposant des contraintes de cohérence et d’explicitation plus fortes.

    Le passage vers le politique – entendu au sens d’espace de confrontation des puissances d’expression – produit un phénomène d’inversion : ce qui était encore sous contrôle d’échanges réglés par des procédures change de nature en s’intensifiant et en se mêlant à d’autres modalités d’action et de jugement. D’où les innombrables opérations de cadrage et de recadrage auxquelles se livrent les protagonistes pour éviter qu’un débat public, une controverse ou une affaire ne dérive vers « le politique ».

    Les formes de délibérations jouent donc un rôle de voie de passage tantôt ouverte, tantôt fermée, entre expériences ordinaires et puissances d’expression politique. On comprend mieux à partir de ces modalités pourquoi la forme « débat national » est par nature ambiguë : elle tente de reproduire le fonctionnement d’arènes sous contrôle des acteurs, tout en les plongeant d’emblée dans des espaces soumis aux puissances d’expression.

    CONCLUSION : un pluralisme méthodique des modes de discussion pour l'expression démocratique

    Le résultat n’est pas une typologie des débats mais un espace de variation, dont la pertinence se mesure à son degré opérationnel pour saisir les déplacements et les reformulations que subissent les différentes causes au fil du temps. On voit bien par exemple comment le dossier des OGM est passé, surtout en France, par des formes très différentes, alternant entre des débats publics fortement cadrés et encadrés (comme la conférence de citoyens de 1998), des controverses scientifiques, des affaires judiciaires, des polémiques ou des épreuves de force engagées directement sur le terrain (avec l’émergence du collectif des « faucheurs volontaires »).

    Pour Chateauraynaud, pour atteindre un idéal démocratique régulateur, il semble important d'oeuvrer pour l’ouverture des formes, c’est-à-dire des espaces de variations contraignants, dans lesquels peuvent opérer les acteurs mobilisés par une cause. Cette option s’oppose à celle qui consiste à pousser à tout prix au débat des personnes ou des groupes a priori désengagés. Il s'agit de défendre un pluralisme des méthodes, valable aussi bien au plan axiologique qu’épistémique et ontologique, en laissant ouvertes les modalités d’échanges argumentatifs, plutôt que de chercher à imposer aux acteurs un ordre procédural et un seul. On ne sait pas quelle forme est la meilleure pour l’expression démocratique et pour le débat d’idées ! Mieux : on ne sait pas quelle forme de discussion peut produire de véritables effets sur les jeux d’acteurs et d’arguments qui interviennent dans le développement d’un dossier.

    L’existence de lieux de controverses dissociables de formes comme la polémique, ce qui suppose une compétence particulière des participants, une capacité à argumenter « techniquement », et donc une claire séparation des arguments et des « appartenances » ou des « identités », est aussi fondamentale que l’expression politique de représentants élus, ou encore la libre discussion dans les millions de conversations ordinaires où les personnes peuvent élaborer des points de vue, éprouver des attachements, des intérêts ou des représentations, sans aliéner leurs prises ordinaires sur le monde – ce que produit inévitablement tout ordre totalitaire.

    Bref, la démocratie apparaît comme le résultat constamment réitéré de cet ensemble de modes de discussion – qui contient l’épreuve de force comme limite. L’épreuve de force est entendue ici comme action collective créant un rapport de force : grève, manifestation, pétitions, boycott. La liste des ressorts disponibles n’est pas illimitée pour chaque configuration historique, car l’invention de techniques de mobilisation est assez rare, au point d’être aussitôt remarquée (e.g. opérations spectaculaires de sans-papiers ou d’intermittents, pétitions électroniques, ou encore des arrachages de plants transgéniques…).

    Le minimum de démocratie réside dans la constante réorganisation des formes de débats accessibles aux protagonistes les plus divers. Le rôle d’une sociologie pragmatique est d’aider à clarifier et à suivre les déplacements opérés par les acteurs et les arguments sans les enfermer dans un ordre politique unique dont les ressorts sont fixés par avance.