Pourquoi les sciences tiennent-elle à dire le consensus ?
(analyse socio-épistémologique)

Benoît Urgelli
last up-date : 26 septembre, 2018

Voir aussi :


Dominique Pestre
Historien des sciences et directeur d'étude à l' École des hautes études en sciences sociales

Comme le précise Collins (ou encore certains sociologues mertonniens autour de la pratique de l'organised skepticism (Merton, 1942)), le dissensus est premier dans les sciences car ce sont les hommes qui proposent des lectures et suggèrent ce que pourraient être l'ordre de la Nature. Parce que la réalité complexe ne s'appréhende que par brides, il est donc normal que plusieurs propositions légitimes et intéressantes soient proposées en parallèle. Pourtant Pestre (2006) constate que les scientifiques semblent chercher à unifier leurs propositions, notamment à travers la rédaction d'articles de synthèse et de manuels de vulgarisation, des productions essentielles destinées à mettre à jour des savoirs les moins dissensuels. A travers l'étude de la médiation climatique, par son caractère consensuel et alarmiste (Roqueplo, 1993, Urgelli, 2009), on pourrait dresser le même constat.

Le problème de fond est donc le suivant : pourquoi, à un moment donnée de leur histoire, les discours communs sur les sciences tiennent à dire qu'ils ne parlent que d'une seule voix et que le consensus y est la norme ?

On entend souvent que même s'il y a dissensus dans les premiers temps de la recherche scientifique, les sciences ne peuvent que se clore par un accord consensuel. Soit parce qu'on est convaincu que c'est la vérité essentielle du monde qui est saisie (vison rationnaliste de l'entreprise scientifique), soit parce qu'on pense que c'est dans la nature de la négociation sociale de se conclure par des faits partagés (vision plus relativiste).

Les social studies of sciences défendent une autre idée que je fais tenter d'illustrer ici : la dynamique des sciences ne s'organise pas essentiellement autour de grandes controverses intellectuelles qui feraient suite les unes aux autres. Chaque groupe, chaque école, chaque laboratoire aurait plutôt une dynamique liée à ses systèmes d'investigation et ses actes expérimentatifs préférés (par exemple la drosophile dans l'école de Morgan, comme le précise Kohler (1991, 1994)), guidée par les forces et les moyens d'action disponibles (processus d'acculturation des hommes de sciences). Les logiques théoriques, expérimentales et instrumentales ne sont alors pas forcèment en dépendance directe les unes des autres. C'est ce que révèle l'étude des travaux scientifiques sur l'évolution climatique et plus exactement sur l'évolution récente de la température moyenne de surface du globe, au sein d'institutions comme l'Institut Pierre Simon Laplace des sciences de l'environnement ou l'Institut de Physique du Globe de Paris Je pense d'ailleurs qu'une clé de lecture de la dynamique des querelles entre défenseurs de la théorie climatique carbocentriste (majoritairement au sein de l'IPSL) et défenseurs de la théorie climatique solariste (chez certains scientifiques de l'IPGP) est probablement celle qui reconnait un manque d'acculturation scientifique mais également politique et idéologique (dans les rapports de l'homme à la Nature) entre les membres de l'une à l'autre de ces institutions.

Les approches britanniques des années 1970-1980 : des controverses au consensus !

Pour répondre à cette question, Collins (1985) propose une analyse symétrique des controverses afin de montrer comment on en vient à énoncer ce qui constitue l'accord. [1] Dans les années 1970 et 1980, des études de controverse, de conflit, de dissensus seront ainsi au coeur d'études sociologiques britanniques des sciences.

Les travaux de ce physicien sociologue sur les lasers et les ondes gravitationnelles ont montré que la dynamique des sciences ne va pas de problème en problème mais suit des logiques de travail, de savoir-faire, de culture expérimentale et/ou de théoriques multiples. Collins découvre également que malgré les controverses fréquentes, on cherche toujours à aplanir les différends et à arriver à un accord (par exemple à travers la calibration des équipements). Et lorsque le matériel est standardisé depuis longtemps, et que les hommes sont acculturés les uns aux autres et à leurs techniques réciproques (comme dans les cas des laboratoires de climatologie), le consensus émerge et devient non problématique, à travers un processus largement opaque aux acteurs.

Les approches des années 1980 et 1990 : comprendre la dynamique d'émergence de l'accord

Avec la fin des années 1980 et les années 1990, les problématiques de recherche se déplacent dans deux directions : alors que l'étude des dynamiques de l'accord entre partenaires (la pragmatique de l'accord ou comment on en vient malgré tout à se mettre d'accord) prend le dessus sur l'analyse des conflits, d'autres insistent sur la variété historique des facteurs qui permettent de construire l'accord (il n'y a pas de règle générale qui rendrait compte de l'émergence des consensus).

Comme le montre l'étude des controverses sur la relativité restreinte (1905-1908) ou sur les ondes hertziennes (1888), même si des ambiguités fondamentales persistent sur ce qu'il faut vraiment comprendre (et ces ambiguités alimentent largement les sites climatosceptiques....) et que le consensus n'est souvent qu'apparent, on peut proposer que c'est par une acculturation aux pratiques et aux faire (et moins par des échanges d'arguments), que le consensus tend à émerger : l'accord sur les techniques et les savoir-faire apparait en fait comme le moyen le plus efficace de se constater d'accord et d'être à peu près sûr de se comprendre ou de comprendre ce que l'autre fait. Dire le consensus dans toute communauté peut également constituer un acte politique qui permet de panser les plaies et d'aller de l'avant (Atten et Pestre, 2002).

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L'analyse sociologique des controverses

Benoît Urgelli
last up-date : 26 septembre, 2018


Dominique Pestre
Historien des sciences et directeur d'étude à l' École des hautes études en sciences sociales

L’héritage britannique de l'étude des controverses

Les social studies of science britanniques des années 1970 et 1980 ont un objectif avoué – décrire la science telle qu’elle se fait – et dans le même mouvement une cible – les lectures positivistes et scientistes. Elles cherchent à montrer le côté édifiant et tautologique de ces lectures et à miner les positions d’autorité que les sciences tendent à occuper dans le corps social.

L’outil des science studies est la symétrisation, d’abord comme principe simple de méthode : elle signifie être neutre et objectif devant les évènements, ne pas se laisser prendre dans les discours moralisateurs et a posteriori des acteurs, ne pas procéder de façon téléologique dans les lectures historiques. Il s’agit alors de réhabiliter les perdants de l’histoire, ceux que les vainqueurs ont réussi à faire passer pour irrationnels, déraisonnables ou sans intérêt. La force de cette démarche est de traiter chacun de façon identique, de montrer que les perdants ont aussi une cohérence et que les propositions sont (souvent) riches.
A travers les microanalyses de controverses, cette posture est donc méthodologiquement juste, intellectuellement productive et politiquement gratifiante, le tout au nom de la science et de la morale réunis.

Dans les années 1990, l’étude sort des controverses scientifiques et devient celle des controverses sociotechniques à travers les « affaires » technoscientifiques qui encombrent l’actualité. L’idée de base reste la même – cartographier symétriquement les acteurs, les regarder faire sens au monde et argumenter, favoriser ceux qui ne sont pas dans la doxa, ceux qui sont idéologiquement minoritaires.
Mais l’affaire devient plus complexe, parce que les acteurs ne sont plus limités aux seuls scientifiques mais relèvent de tout l’univers social, que les intérêts et enjeux sont entremêlés, que le débat se mène dans des arènes diverses et selon des logiques nombreuses. Il est donc difficile d’identifier des perdants et des gagnants.

Conscientes de la nécessité de rouvrir les boites noires techniques si l’on souhaite faire des choix scientifiquement plus informés, conscientes que la symétrisation implique un droit identique pour tous les citoyens à être partie prenante des décisions, les sciences studies militent pour une démocratie plus directe et dialogique (conférence de consensus) et pour une modification des formes d’expertise, en la faisant sortir des arènes de la technocratie. Ces propositions doivent permettre l’émergence de solutions à la fois techniquement meilleures et socialement plus « robustes », reposant sur une confrontation systématique des options et des propositions scientifiques fondées, moralement justes et politiquement efficaces.

Mais les promoteurs de ce projet se sont vue accusées d’interdire ou de promouvoir l’expression de ceux qui par exemple refusent la technophilie capitaliste ou qui pensent que les systèmes participatifs et dialogiques sont devenus des formes de gouvernementalité visant simplement à faire accepter des décisions de fait déjà prises. Pour certains, les analyses de controverses deviennent aussi de formidables machines de guerre déconstructionnistes utiles aux défenseurs des pseudosciences.

La réorientation latourienne

L’approche de Bruno Latour se décentre des conflits d’intérêts entre macroacteurs humains et préfère plutôt penser l’émergence et les dynamiques de reconfiguration conjointe du social et du scientifique, à travers des arrangements indissolublement techniques, sociaux et politiques.

Là aussi, on ne cherche pas à identifier des gagnants et des perdants, mais à parier sur des futurs à inventer et qui redistribuent radicalement les cartes. Ce qui importe, c’est la capacité de recomposition que portent les acteurs humains et techniques, la capacité d’initiatives qu’ils peuvent mettre en œuvre, les ressources qu’ils ont pour créer des mondes que nous ne pouvons imaginer a priori mais qui déplacent nos manières même de définir la science et la société et de faire advenir de nouvelles réalités.

Les groupements sociaux sont en redéfinition réciproque et les catégoriser serait d’une faible pertinence analytique, voire anti-productive, parce qu’elle fige ce qui peut et doit se recomposer sous une forme plus riche. Au-delà des dénonciations stériles de la critique négative à la façon du Monde diplomatique, il faut donc suivre et accompagner l’infini variété des formes actuelles de la modernité, la souplesse et l’adaptabilité des identités, les formes de recomposition du social à travers l’infini flexibilité et possibilité des sociétés en devenir.

Cette approche soulève la question essentielle du pouvoir et renvoie à des différences de fond en termes de visions du monde et de métaphysique, des différends sur ce qui est la définition même d’une société, de ce qu’il est essentiel d’en dire, mais encore de ce qui se joue dans l’espace public, des catégories que nous devons utiliser pour parler du politique. Des césures traversent l’ensemble des sciences sociales et toutes les sociétés contemporaines. Il convient donc de les préciser et d’en débattre, d’en tracer les généalogies.