Définir l'entreprise scientifique et la nature des sciences

Benoît Urgelli
last up-date : 26 septembre, 2018


D'après Dominique Pestre
Historien des sciences et directeur d'étude à l' École des hautes études en sciences sociales
Introduction aux sciences studies, Collection Repères.

C'est sur la nature de l'entreprise scientifique moderne qu'apparaissent les plus grandes divergences entre rationalistes et relativistes. Pour les premiers, le projet de la science serait de décrire le monde d'en dire le vrai, selon un projet conçue et héritée d'un passé où la théologie et ses cadres de lecture importaient. Pour de nombreux chercheurs qui portent ce projet rationaliste, la montée d'un pouvoir social lié aux discours des pseudosciences légitime et renforce la nécessité de soutenir l'entreprise scientifique autour de l'objectif suivant : the goal of sciences [...] : the extension of certified knowlegde (Merton, 1942).

Pour les relativistes, le projet des sciences modernes est tout autre, en tout cas dans l'énoncé suivant : il s'agit de peser sur le monde, de le maitriser et de faire advenir un monde techno-artificiel construit sur un sténographie de l'expérience (Pestre, 2006). Cette affirmation bien ancrée dans le social et le politique semble bien difficile à accepter par ceux qui pratiquent les sciences au quotidien. Il propose en effet de remplacer le critère d'adéquation entre le réel et sa représentation - vision rationaliste - par le critère d'opérationnalité des sciences. Il s'agirait alors de resituer les actes des sciences dans les formes matérielles et les régimes politiques et productifs qui les font exister (start-up ou université), en tentant d'identifier les conséquences sur la nature des savoirs produits). Accepter cette démarche revient donc à dénaturaliser et à désidéaliser l'objet "science", tout en s'éloignant des lectures positivistes et scientistes des pratiques scientifiques.

Pour proposer un accord sur le projet des sciences, et conscient de la haute valeur symbolique des sciences dans notre monde et des nombreuses caractérisations qui les accompagne, je propose de laisser pour l'instant de côté cette divergence entre rationalisme et relativisme en proposant d'accepter, dans un premier temps que le projet de social studies of sciences est de faire des sciences un objet historique afin de pouvoir analyser, comprendre et penser les sciences et les pratiques de sciences, sans jugement a priori. Comme le rappelle Dominique Pestre, le projet des social studies of sciences est de re-situer les actes de science dans les sociabilités qui les tiennent. Il s'agit de saisir la dynamique, la coproduction, la cotransformation du social et du scientifique, ou plus généralement les reconfigurations socioscientifiques.

Je fais le pari que les études empiriques de mes collègues, même si elles ne pourront pas résoudre cette vieille distension entre relativiste et rationaliste, permettront d'interroger certaines approches rationalistes trop rigides mais également d'autres plus relativistes mais trop naïves. L'acceptation de la discussion me semble incontournable pour dépasser cette démarcation entre une vision rationaliste des sciences (expérimentales ?) et un vision relativiste des sciences (sociales ?), mais aussi pour essayer de comprendre les logiques et les dynamiques sociales et politiques des entreprises scientifiques.

Définir l'entreprise scientifique par un relativisme modéré

Conscient que le relativisme naïf et radical peut conduire à des dérives pseudoscientifiques (comme a tenté de le montrer le physicien rationaliste Sokal (2005)), ma position est de militer pour une relativisme modéré : il s'agit de considérer que les sciences sont une pratique sociale différente des autres qui s'inscrit dans une éthique et des normes qui permettent de juger de leurs constructions à l'aide de la raison, tout en se confrontant au réel. Toute volonté de savoir s'appuie donc sur des principes et des normes avec une volonté d'objectivité et d'universalité.

Mais cette affirmation ne doit pas masquer que connaître excède largement cette prise de position et que la pratique ne sera jamais cet idéal, que l'humain est fini, limité et toujours pris dans des cultures et des jeux de pouvoir. Il faut militer pour que soit reconnu cette variété de positions, afin de pouvoir les assumer et estimer ce qu'elle implique quant aux limites des savoirs produits et des actes créatifs.