Saisir
les dynamiques des sciences Benoît
Urgelli
Les analyses
de cas produites par les chercheurs des courants social studies
of sciences essaient de ne pas se limiter au découpage qui
fait des sciences une chose limitée au laboratoire, en reconnaissant
qu'elles s'affinent et se construisent aussi en plein air,
en interaction avec d'autres acteurs. Comme je le montre dans ma thèse autour de l'analyse du processus d'expertise climatique, il est possible de caractériser cette dynamique autour de l'élaboration collective d'un projet de société d'apparence consensuelle, celui du développement durable (Urgelli, 2009). Ce projet s'accompagne d'une faveur sociale (temporaire ?) des théories carbocentristes par rapport aux théories solaristes concernant la question de l'évolution climatique récente. Ces approches sociologiques de la dynamique de construction des savoirs, en proposant de ne pas penser les sciences uniquement en terme de savoir, remplacent les lectures temporelles et linéaires plus habituelles de l'histoire des sciences reposant souvent sur le postulat d'une diffusion d'énoncés scientifiques stables émanant d'un point central (le laboratoire ou l'université), en décontextualisant maladroitement ce que disent les sciences. Même si cette histoire jugée des sciences peut permettre éventuellement de dresser une liste des grandes découvertes ou des grandes premières scientifiques, ce qui est une activité rétrospective et téléologique, elle aide rarement à comprendre et à saisir les difficultés et les jugements du travail scientifique, à donner un sens aux choix des sciences au moment où elles sont en train de se faire. Néanmoins, si le récit de l'histoire jugée sait mal gérer la dynamique multiforme et en rhizomes des sciences, il est pourtant impossible dans la pratique de ne pas en être aussi un partisan. ******************************************************************** Les sciences du climat dans le régime du développement durable L'idée de régime proposée par Pestre postule l'interdépendance des activités humaines et l'existence d'effets systémiques qui saisissent toujours les sciences et les font advenir dans l'histoire (Pestre, 2006). Depuis la Renaissance, l'univers des savoirs scientifiques, l'univers des techniques et celui des pouvoirs économiques et politiques ont été très imbriqués. La science moderne a offert des idéaux et des normes multiples au social et elle a été décisive dans la reproduction des élites et leur sélection. Les savants ont été massivement immergés dans des réseaux qui excèdent largement les sociétés savantes et les structures académiques et universitaires. Dominique Pestre proposent quelques exemples que je parcours à présent. J'en viendrais ensuite à l'exemple de la dynamique récente des sciences du climat. L'exemple de Galilée Lors de ses passages successifs de l'université à la République de Venise, et à la cour du grand-duc de Toscane, Biagoli (1993) précise que Galilée va s'appuyer sur des sociabilités puissantes et mettre de son côté un autre réseau de pouvoir que celui constitué par ses anciens collègues de l'université. Il va rendre légitime une nouvelle manière de faire de la physique et une autre hiérarchie des savoirs. Sa capacité à intéresser la Cour et à la mobiliser permettent de comprendre son ascension rapide, ses manières de faire comme ses résultats mais aussi sa chute tout aussi dramatique et son procès. Ce premier exemple montre qu'un Galilée qui change de pratiques lorsqu'il passe de l'université à la cour du Grand duc de Toscane, influence et reconfigure l'univers social. La science pure et autonome du XVIIIe et XIXe siècle Au XIXe siècle, le discours des savants prend la forme de science pure et joue alors un rôle culturel décisif. Elaboré dans le cadre des institutions académiques et universitaires qui se veulent relativement autonomes, afin d'établir une distance avec la demande sociale permettant de constituer des questions propres, le discours savant contribue alors à légitimer les savants et les intellectuels en en faisant des personnages dédiés à la seule connaissance et au bien public, des personnages désintéressés. C'est également à ce moment là que leur insertion dans le monde des affaires et des industries de la connaissance prend un nouvel envol et une nouvelle forme. Les savoirs purs élaborés dans nos sociétés deviennent en effet capables de séparer les faits des fictions, la réalité des chimères, mais nos sociétés deviennent également capables de les rendre opérationnels et de les appliquer. Pour Pestre, la science que produisent les savants est considéré un savoir pur, élaboré dans un espace séparé et neutre intellectuellement. Ce nouvel envol a alors permis aux savants de devenir politiquement irresponsables : les producteurs de ce savoir ne peuvent être tenus pour responsables des mauvais usages qui sont faits de leurs découvertes. Pour Pestre, l'affirmation que le monde de la science pure et universitaire correspond à ce qui se passe de plus important en science, tout en maintenant et en réactivant des césures entre science et société, remplit une fonction politique et idéologique : elle consiste à marquer la supériorité intrinsèque des modes scientifiques de penser et d'être, mais aussi à les absoudre de leurs conséquences. En ce sens, étant socialement neutres et disjoints de tout système de valeurs, décrivant la nature dans sa réalité et disant le vrai, ils ne peuvent être contestés, notamment par les profanes (voir pourtant un bel exemple de contestation profane en 2004). Pour Pestre, si l'accent a été mis sur la question épistémologique érigée en seule question vraiment intéressante, c'est parce qu'elle permet de ne pas prendre les sciences pour des constructions sociales à finalité politique. L'exemple de l'histoire naturelle et de l'agronomie du XVIIIe siècle Pestre montre que l'histoire naturelle et l'agronomie du XVIIIe siècle étaient les deux faces d'une même entreprise visant à l'accroissement des savoirs et des ressources, au progrès du commerce et à la richesse des nations. Elles offraient aussi des solutions au problème de la dégénération physique et morale des nations, une préocuppation majeure à l'époque. Pestre précise que progressivement les scientifiques impliqués dans cette entreprise en sont alors venus à incarner les demandes de réforme sociale et nombre d'entre eux devaient par la suite être impliqués dans la Révolution française. La révolution scientifique de la fin du XIXe siècle: un mélange de sciences et de productions Pour la seconde moitié de XIXe siècle, Pestre considère que la chimie, la télégraphie, l'électricité, la radio sont des cas d'école. Ainsi Kelvin, philosophe naturel du Royaume Uni et Maxwell contribueront directement, techniquement et théoriquement, au projet impérial de réseau de cables télégraphiques transatlantiques, via l'Association britannique pour l'avancement des sciences. En relation avec les compagnies qui posent les cables, leur but était de faire progresser les savoirs mais dans le même mouvement de développer des techniques permettant de gagner de l'argent et de contribuer à la puissance de l'empire dans sa lutte commerciale et militaire contre les autres nations. Les mêmes acteurs circulent donc ici entre plusieurs mondes. Pour Pestre, depuis ce moment qu'on a appelé révolution scientifique, ce moment de fondation et d'invention d'une science moderne marquée par le souci de l'opérationnalité et de la maitrise via l'expérience controlée et la mathématisation, il n'est plus de science pure qui vive séparée du monde. Pasteur et le monde des microbes (XIXe siècle) Comme le précise Pestre (2006, p. 46), lorsque Pasteur passe de la paillasse au terrain et du terrain au laboratoire, reformulant questions et réponses, proposant finalement un vaccin et organisant un show grandeur nature devant la presse, en engageant son autorité, il conduira à transformer les pratiques sociales et les législations, même si les médecins resteront dans un premier temps sceptiques devant le schéma pastorien considéré comme trop simpliste. Cette exemple [1] montre comment des pratiques de laboratoires en viennent à devenir des vérités socialement acceptées et à faire advenir un nouveau monde (celui des microbes), à peser sur lui et à le transformer, à travers les reprises et les traductions multiples qu'opère le corps social. L'idée n'est pas seulement que la science diffuse ses connaissances et qu'elle compte par ses applications. Elle devient socialement valide et pertinente au fil de chaines de réappropriations toujours infidèles, d'intéressements toujours partiels mais qui impliquent un grand nombre d'acteurs. Dans ce processus, le social lui même se reconfigure. A la lumière de la théorie de Moscovici (1989), on pourrait dire que des représentations sociales s'élaborent, s'actualisent dans le cadre de multiples communications sociales. L'exemple de l'émergence de la théorie climatique du CO2 (Arrhénius, 1896), qui s'appuie sur la physique de l'effet de serre, au début de la seconde révolution industrielle (Urgelli, 2004), illustre également une dynamique des sciences qui contribuera progressivement, et particulièrement depuis les années 1970, à reconfigurer le social à travers la naissance d'une civilisation écologique des moeurs (Elias (1973 [1939]), cité par Comby, 2008). Les années 1970 : l'affirmation du régime moderne des sciences On pourrait décrire les mêmes dynamiques socioscientifiques pour les paléomagnéticiens impliqués dans l'exploration pétrolière de fonds océaniques dans les années 1960, en pleine guerre froide et à la suite de la troisième année polaire internationale (Année Internationale de la Géophysique, 1957-1958). Dans le même mouvement, la théorie de l'expansion des fonds océaniques obtint la robustesse qu'on lui connait actuellement. C'est également dans cette même dynamique socioscientifique, à la même époque, que l'exploration des régions polaires, et plus particulièrement de l'Antarctique, conduisent les glaciologues de plusieurs nations à affirmer la robustesse explicative de la théorie climatique du CO2 au regard de l'évolution climatique passée, tout en contribuant au développement de technologies d'exploration et de surveillance, mélangeant le monde du savoir et celui de la production. Le début de la conquête spatiale mais également le début des mesures de concentration en gaz à effet de serre viendront renforcer l'alarme scientifique sur les risques climatiques d'origine anthropique (Urgelli, 2004).
Les régimes de production, de régulation et d'appropriation des savoirs Selon Pestre, cette idée de régime de production, de régulation et d'appropriation des savoirs scientifiques repose sur le fait que chaque moment historique voit une articulation particulière des pratiques de production et de leurs gestions politiques autour d'une forme de compromis social. Les sciences étant prises dans des formes sociales et politiques, elles contribuent à modeler l'existence individuelle et collective des sociétés humaines, les formes d'organisation comme les valeurs sociales. On peut identifier des variations au fil du temps et selon les milieux quant aux normes de jugement de ce qui est scientifique, quant à la définition de bonne pratique, de ce qui est juste et injuste, bien et mal, désirable et indésirable, noble et bas, variations en termes épistémiques (la science est un "discours de vérité sur le monde" ou elle est d'abord "construction de modèles et de simulations") et variations en terme sociaux. Pensons au haut statut symbolique de la science pure, il y a cinquante ans et par contraste à la promotion du scientifique entrepreneur d'aujourd'hui, en passant par la science de la seconde révolution industrielle et celle de la guerre froide précedemment évoquée. Pour Pestre, depuis 1970, on est entré dans un régime d'inclusion des sciences au coeur de la construction nationale, un processus d'absorption de la science par l'état et l'industrie. Les sciences nouvelles et les technologies associées (les technosciences) deviennent centrales pour le développement et la puissance économique, comme pour la domination militaire et la construction identitaire d'Etats-nations en pleine redéfinition. Cette transformation se marque par le financement massif de l'enseignement supérieur et de la recherche par les Etats européens, par l'invention du laboratoire de recherche en milieu industriel et la multiplication des échanges entre universitaires et monde économique (via notamment des bourses et des pratiques de consultance). L'Etat devient ainsi l'état techno-scientifique protégeant et investissant dans les sciences et l'expertise technique (comme durant la guerre froide aux Etats Unis).
Les sciences du climat dans la révolution écologique pour un développement durable C'est fort de cette idée que j'émets l'hypothèse que l'écologisation de nos sociétés depuis les années 1970 est accompagnée par l'émergence d'un régime de production, de régulation et d'appropration des savoirs scientifiques. C'est dans ce cadre d'analyse que j'étudie la dynamique des discours sur le réchauffement climatique globale d'origine anthropique (Urgelli, 2009). La notion de développement durable qui émerge internationalement dans les années 1990 (dans la logique de la conférence de Stockholm (1972)), avec son appel aux sciences au service du développement durable, est probablement un de ces nouveaux compromis sociaux qui fixent un régime de savoirs en société (Urgelli, 2009). Très récemment, notamment à la veille et à la suite de la conférence de Copenhague (2009), à travers l’analyse des discours des controverses climatiques de l'année 2009 (notamment dans le rapport à l’expertise, à la médiatisation et à la complexité), mon projet de recherche est d'étudier les dynamiques de reconfigurations sociales et les résistances qui les accompagnent dans le cadre de la définition d'un avenir social commun. Je pose l'hypothèse que la montée du climatoscepticisme en France à l'approche et à la suite de la conférence de Copenhague (2009), n'est pas le signe d'une remise en cause radicale du projet de développement durable, mais plutôt une demande de reconfiguration de l'expertise sous une forme plus transparente et ouverte scientifiquement mais aussi socialement, permettant de mieux saisir la place et le contrat social des scientifiques et d'engager le débat citoyen dans le cadre du processus décisionnel. D'ailleurs l'appel politique des représentants français du GIEC semble prendre les devants mais en proposant de dire politiquement le consensus en excluant tout débat citoyen et en tentant de recloisonner le processus d'expertise autour d'une science présentée naïvement comme pure et autonome. En affirmant un certain relativisme modéré, je rejoins donc l'école anglosaxonne suivante : Dahan-Delmedico (2008) [...] claims that the IPCC has thereby been able to deflect a certain category of criticism for being too close to policy advocacy. This is not a conclusion shared by others. In his analysis of the knowledge politics of climate change, Grundmann (2007) concludes that using science to provide "the basis for the legitimation of political decisions is a tried and tested instrument" (p. 428) and that the IPCC fits this pattern very well. Pielke (2007) and Sarewitz (2010) agree that the IPCC has failed in its role as an "honest broker" and has moved towards being an "issue advocate" in Pielke's terminology, or even on some occasions a "stealth issue advocate" (Hulme et Mahony, 2010).
Quel horizon politique pour cette approche sociologique ? L'enjeu des approches des social studies of sciences est de faire en sorte que cessent les essais d'intimidation de ceux qui prétendent être les seuls à "parler science", dans le cadre d'une idéologie de la compétence qui sépare radicalement, depuis la fin du siècle des Lumières, la raison, le savoir mais aussi le pouvoir...., de l'intuition, de l'ignorance et de l'opinion. En d'autres termes, il s'agit de considérer que la qualité scientifique ne se déclare pas mais qu'elle s'éprouve à chaque pas et dans chaque critique (voir mes remarques sur les climatologues Legras et Schneider). |
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