De l'affaire Sokal (1996) à l'affaire Courtillot (2007)
Les risques d'une culture scientifique triviale


Benoît Urgelli
last up-date : 24 novembre, 2020


Alan Sokal
professeur de physique à l'Université de New York

Yves Jeanneret
professeur en sciences de la communication à l'université d'Avignon

L'exercice de mise en parallèle de ces affaires peut sembler a priori périlleux si l'on se place dans le cadre d'une analyse purement thématique. Mais si l'optique est d'identifier ce que révèlent ces affaires sur les dynamiques de sciences en société, je ne désespère pas de convaincre de l'intéret de cet exercice dans les quelques lignes qui suivent. Elles s'inspirent largement du texte de Christian Ghasarian (2001), reprenant les analyses de Yves Jeanneret à propos de l'affaire Sokal.

Jeanneret (1998) souligne que le projet du physicien rationaliste Alan Sokal était de faire porter la suspicion sur l'ensemble de l'oeuvre d'intellectuels français comme Lacan ou Latour, en sélectionnant et en décontextualisant des extraits d'argumentaires de ses auteurs qui ont pour point commun d'interpréter philosophiquement des catégories mathématiques et physiques. De ce fait, un peu comme dans le cadre de l'affaire Allègre (L'imposture climatique, éditions Plon, 2010), Sokal devient "auteur sans avoir à exposer et argumenter scientifiquement ses idées, simplement en désignant le discours des autres" (Jeanneret, 1998, p.154). Comme dans l'affaire Courtillot autour des publications dans Earth and Planetery Science Letters, des débats et des prises de position sur l'éthique scientifique et journalistique se structurent. Grâce à la mobilisation d'un réseau d'alliance entre acteurs, il s'agit de reconstruire des barrières éthiques en relation avec les processus de médiation et de validation scientifique (peer-review), en définissant ce qui est science et ce qui ne l'est pas (Lettre ouverte de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information contre Courtillot (2 mars 2008) ou Remise en cause de Courtillot dans une affaire d'éthique scientifique, Sylvestre Huet, Libération, 28 décembre 2008).

Dans l'affaire Sokal, comme dans l'affaire Courtillot, la polémique va connaitre des développements différents des deux côtés de l'Atlantique. A travers une communication Internet qui mettra en réseaux différents acteurs et différents arguments, les débats porteront sur le statut des sciences en société (Tout Sokal est là). Pour les affaires climatiques récentes en particulier, les interrogations porteront sur la transparence sociale des processus d'expertise et sur les limites des connaissances du système climatique à travers notamment deux extrêmes théoriques : la théorie climatique solariste et la théorie climatique carboncentriste (Rittaud, 2010).

Enfin, je rejoins Jeanneret lorsqu'il déclare qu'en jouant aux philosophes, certains physiciens abusent d'arguments d'autorité (voir la rigidité rationnaliste de Bernard Legras ou de Stephen Schneider à propos de l'évaluation des risques climatiques proposée par la physique des rayonnements) : même si des revues ont été piègées comme dans le cas de l'affaire Sokal, doit-on en conclure l'existence de deux univers opposés, celui du rationnalisme savant et celui de relativisme ignorant ? Ridiculiser un certain relativisme suffit-il à prouver le réalisme ?

Ma position sur ces affaires...

A travers l'étude de ces affaires, la question que je me pose est celle des rapports qu'entretiennent entre eux les savoirs [...], la façon dont ils circulent, se légitiment, se rencontrent, s'évitent ou sont appropriés (Ghasarian, 2001). Ces affaires montrent comment une époque légitime, promeut et diffuse des productions intellectuelles, dans le cadre de ce que Francis Chateauraynaud ou encore Dominique Pestre appellent un régime historique et géographique de savoirs en société.

Mon intéret pour les controverses n'est donc pas celui de l'identification des gagnants ou des perdants de l'histoire. Comme le propose Jeanneret dans le cadre de l'affaire Sokal, il faut refuser de prendre parti et d'entrer dans une "guerre des sciences". A travers l'analyse des controverses climatiques, je rejoins donc le courant de sciences studies qui milite pour l'identification de régimes de sciences en société et des réorganisations socioscientifiques qui les accompagnent, à travers l'étude des moments argumentatives où s'affrontent diverses rationnalités (c'est d'ailleurs la définition que je donnerai des controverses). J'ai proposé que les sciences du climat sont inscrites actuellement dans le régime politique du développement durable (Urgelli, 2009).

Mon projet est donc de placer ces moments discursifs et les positionnements associés dans un contexte plus large qu'une simple bipolarisation intellectuelle. J'interroge donc ces affaires en terme politique et idéologique pour comprendre ce qui conduit certains à utiliser des énoncés scientifiques comme des arguments d'autorité, voire comme une source de pouvoir (Roqueplo, 1974), en tenant souvent à ne s'exprimer que d'une seule voix et à souligner que le consensus est la norme.

Autour des affaires Courtillot et Allègre, je suis prêt à parier, comme le fait Jeanneret, que derrière la question de savoir qui sont les imposteurs dans l'expertise climatique, se cache une querelle politique et idéologique d'acteurs et d'institutions, comme le suggère indirectement Prudhomme (2010).

Par ailleurs, ces querelles conduisant à une simplification des discours explicatifs de la complexité de la réalité, il faut dénonce selon moi le risque d'élaboration d'une "culture scientifique triviale", portée par l'idéologie de la compétence et le chantage au consensus.