L'idéologie de la compétence
ou le fourvoiement de l'ignorant (que je suis !)

A propos des réactions de scientifiques climatologues à mon intervention dans les laboratoires de l'IPG Paris autour de l'enseignement des controverses climatiques

Benoît Urgelli

30 mai 2010
last up-date : 23 novembre, 2020

voir aussi sur le même registre
la réaction du climatologue Schneider

Lorsque mon projet d'intervention dans les laboratoires de l'IPGP autour de la question de l'enseignement des controverses climatiques a été formalisé, j'ai reçu quelques avertissements de scientifiques climatologues : "c'est une évidence, il n'y a pas de doute scientifique sur la responsablilité de l'homme dans l'évolution climatique récente et les auteurs de la contre-expertise française ne sont pas dignes de confiance".

J'ai longtemps hésité à publier ces réactions (ci-dessous) car ce sont des réactions inscrites dans le cadre d'une communication personnelle. On peut alors s'interroger sur l'éthique de celui qui publie des écrits de "proches" sans les avoir averti au préalable qu'ils feraient l'objet d'une analyse forcèment publique sur la communication scientifique. Mon collègue Molinatti, qui travaille comme moi sur la médiation des relations sciences sociétés, s'interroge même sur ma contribution à la dynamique propre de la controverse... Le questionnement me semble ouvert et je souhaite avancer sur ce point avec vous.

Quoiqu'il en soit, il est clair que les avertissements des climatologues proches de l'expertise officielle visaient à me convaincre de la malhonneté des travaux de contre-expertise. Par prinicpe de symétrisation, je refuse d'entrer dans ce jeu d'alliances puisque je veux comprendre les enjeux et les limites des argumentaires socioscientifiques utilisés par ceux qui ont accepté le jeu d'une large communication sociale autour de l'expertise climatique.

Mon horizon politique étant l'éducation scientifique citoyenne, je refuse également le legendaire grand partage social entre l'univers des savants et celui des ignorants, notamment parce qu'il conduit à :

  1. maintenir les relations entre le savoir et le pouvoir dans l'obscurité (à travers des processus d'expertise socialement peu transparents, sous prétexte d'incompétence scientifique des citoyens...)
  2. demander une délégation de confiance aveugle et acritique envers un discours d'expertise consensuelle et alarmiste, à visée mobilisatrice, pris comme unique référence, au risque de conduire le monde à la catastrophe (chantage au consensus).

Je publie donc, pour l'instant, les deux réactions suivantes, avec une couverture anomyme. Ces réactions illustrent que la dynamique des controverses suppose une attention aux connaissances en jeu, mais également aux valeurs et aux intérêts. Elles illustrent également les limites d'une vision mertonnienne des sciences, pures, autonomes, asociales et apolitiques.

Pour discuter d'une analyse socioscientifique des controverses climatiques, je vous propose également de partager nos impressions autour du débat sur la Chaine Public Sénat, à la Bibliothèque Médicis : Climat : le premier débat (avril 2010). Vous y verrez probablement à l'oeuvre les deux dérives que je dénonce (idéologie de la compétence et chantage au consensus) à la suite des travaux de Roqueplo (1993).

REACTION 1 ------------------------------------------------------------------------------
Date : Wed, 17 Mar 2010 ; Objet : climat et expertise ; À : Benoit Urgelli

"Cher Collègue
J'ai eu connaissance d'un document de vous qui a circulé au sein de l'IPGP. Je pense que vous avez tout à fait raison de poser la question de l'expertise dans le cadre des questions complexes sur le climat. Comme j'apprécie par ailleurs votre travail et notamment ce que vous avez fait sur le site planet-terre, je voudrais cependant vous mettre en garde pour que vous ne vous fourvoyiez pas à prendre pour un débat scientifique l'actuelle campagne de dénigrement du GIEC et de la science du climat relayée en France par nos chers collègues Allègre et Courtillot. Même si cela a l'apparence d'un discours scientifique pour qui n'est pas spécialiste de ces questions, il s'agit en fait d'une polémique où erreurs, mensonges et mauvaise foi constituent l'essentiel de la matière. Je peux vous le démontrer quand vous le désirez.
Mensonges et calmonies sont des méthodes courantes dans le champ politique et cela fait partie des règles du jeu. On suppose généralement que dans un débat scientifique, même sévère, les interlocuteurs sont de bonne foi. C'est même la condition sine qua non d'un débat scientifique sain et la raison pour laquelle la fraude scientifique est si sévèrement punie. Ces conditions ne sont pas réunies en l'occurrence. Cela tient sans doute à l'extrême exposition médiatique du problème climatique qui attire comme des mouches tous ceux qui veulent se faire de la publicité à peu de frais. La réputation de probité des scientifiques étant grande, ceux qui la dévoient bénéficient bien sur, mais pour un temps seulement, d'un avantage considérable pour tromper leur public.
Le doute est respectable mais tout doute n'est pas également éligible à considération. Il existe une minorité, au moins aussi nombreuse et vociférante que les climato-sceptiques, et comprenant des universitaires dans divers pays, qui considère que la Terre et l'univers ont été crées il y a 6000 ans. Allez vous pour autant laisser une place au créationnisme dans vos cours de géologie ? Ou pensez vous que la science de la datation isotopique soit plus sérieuse que la spectroscopie moléculaire. J'ose la comparaison car la qualité de l'argumentation et la malhonnêteté intellectuelle actuellement en vigueurs dans la campagne anti-GIEC sont à peu près de même facture. En espérant que vous voudrez bien entendre cette argumentation, je suis à votre disposition pour toute discussion ultérieure."

MA REPONSE : Date: Wed, 17 Mar 2010 :

"Cher collègue,
non seulement je comprends votre argumentation mais je l'intègre ! C'est mon devoir et ma crédibilité en sociologie des sciences et des controverses, et en sociologie de l'éducation qui est en jeu ! Soyez conscient qu'une des règles de mon éthique de recherche est de conserver le principe de symétrie pour pouvoir identifier les limites de l'expertise médiatisée de la question climatique. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

J'ai beaucoup de respect pour les pratiques scientifiques (j'y ai été formé, il y a dix ans à présent...) mais surtout pour les valeurs qui fondent les sciences. Ce sont les limites de ces valeurs que je cherche à identifier dans le cadre de la médiatisation des controverses.
La limite importante de mon approche est la suivante : je n'ai plus de pratiques en sciences expérimentales et mon discours est donc forcèment un discours de médiation a-pratique mais qui se veut non spectaculaire. Il s'agit de comprendre les processus de communication autour d'une question socioscientifique et notamment dans l'enceinte scolaire à laquelle on a confié politiquement une mission d'éducation scientifique des citoyens.

L'enjeu pour moi n'est donc pas de prendre position sur la responsabilité de l'homme dans l'évolution climatique récente mais d'alimenter le débat sur ce que pourrait être une communication sociale sur le sujet qui permettre de mettre les sciences en société de manière transparante et en intégrant les questionnements citoyens et finalement en redonnant le gout pour les sciences.

J'ai très envi de vous lire suite à ce message et de vous entendre au téléphone pour en parler [...] Merci de me pousser à clarifier ma posture et mes enjeux de recherche. C'est en sociologie une étape fondamentale de nos travaux de recherche, qui permet d'en comprendre les enjeux.
Bien à vous
Benoit Urgelli."


J'ai donc répondu que j'entendais bien cette argumentaire mais que le devoir de toute éducation scientifique citoyenne est d'éclairer les débats socio-scientifiques et les processus de communication associés, aussi bien sur les connaissances que sur les valeurs sous-jacentes en jeu. Même si cette personne semble considérer que les débats actuels ne méritent pas qu'on applique le principe de symétrie, je trouve cette approche profondément anti-démocratique et inquiétante, dans la mesure ou elle suppose de ma part et de celles d'autres citoyens intéressés, une délégation de confiance aveugle, sous prétexte d'incompétence dans la pratique scientifique.

REACTION 2 ------------------------------------------------------------------------------

Date: Sat, 27 Mar 2010 ; De: XX ; À: Benoit Urgelli
Objet: representativite

Tu vas voir Courtillot ?!
BEN, ce type est malhonnnête, je ne pensais pas qu'un scientifique pouvait l'être à ce point : il continue, dans ses séminaires, à répéter les mêmes erreurs faites dans son article de 2007 [...] ; il a empilé les erreurs et approximations dans son dernier bouquin ; il continue à présenter ces études comme des découvertes majeures alors que c'est soit du vide soit déjà montré depuis longtemps; et pour publier ces études il est passé en force en contournant le système d'évaluation. La même preuve en est sa "prévision climatique d'un réchauffement global important dans les années 1995", publiée dans Nature (excuse du peu) en 1982-1983. A cette époque, il croyait bien à la température moyenne globale. Sa prévision ne s'est pas réalisée, et on attend toujours une rétraction ou au moins un correctif de son étude qui était -dixit un grand géophysicien- bidon.

MA REPONSE : Date: Sun, 28 Mar 2010 De: Benoit Urgelli ; A: X

cher XX
je reçois tes commentaires avec beaucoup d'attention et de respect car pour moi comme pour tout ceux qui n'ont de pratiques de sciences expérimentales et quantitatives c'est selon moi une condition indispensable pour essayer de comprendre vos argumentaires dans le cadre dune controverse qui est sortie de son confinement entre spécialistes à cause de ses enjeux sociaux et politiques. J'essaie de ne pas prendre position dans le cadre de ma recherche et par principe de symétrie j'espère comprendre les interactions entre sciences et société et ce que la publicisation fait aux sciences et à la société notamment dans la cadre de controverses.
J'aimerais quand même lire les écrits dont tu parles dans Nature pour les analyser et en parler avec lui pour voir comment il argumente là dessus. Comme c'est pour ma recherche et pour émettre des hypothèses sur les jeux d'acteurs et d'arguments dans cette affaire, je garde l'anonymat de ton commentaire même si je suppose que tu n'es pas le seul à commenter ces deux articles de Courtillot. Merci si cela te convient et si tu en as le temps de me les faire parvenir ?
Amitiés
b

Date: Sun, 28 Mar 2010 ; De: XX ; À: Benoit Urgelli
Objet: Re: representativite

Ben, tu me fais peur : tu te comportes comme un journaliste, qui note les avis différents et les présente côte-à-côte. En tant que scientifique, tu devrais au moins être critique sur la logique de ces avis, indépendamment du fond : quand Courtillot affirme que "ses" données de température sont réelles et donc que celles du Giec sont fausses, est-ce-que "ses" températures sont plus valables que celles du Giec ? Quand Courtillot affirme que les modèles ne sont pas bons parce que le réchauffement simulé ne suit pas le CO2, est-ce-qu'on peut affirmer ça alors que les modèles prennent en compte aussi les aérosols ? Etc.

Affaire à suivre...
Benoit Urgelli