QUELQUES
IDEAUX
POUR L'ECOLE
Largement
inspiré de Catteau D. (2011) Agir en fonctionnaire de l'Etat.
In Loison M. (dir.) Préparation au CRPE, Editions Vuibert, p.403-431
Benoit
URGELLI
last up-date :
6-sep-15
Avec mes
sincères remerciements à Alain Moret, Formateur
à l'IUFM d'Auxerre, pour ces précieuses relectures, à la
fois critiques et constructives.
AVERTISSEMENT
: personnellement je vois une limite discutable dans les
propos de D. Catteau : la diabolisation des médias télévisuels
au profit d'une vénération pour les livres. Dans les modifications
apportées, j'ai également ajouté des considérations
sur le créationnisme et l'enseignement de l'évolution, en lien
avec la question de la laïcité (analyse plus détaillée
parue dans la revue Atala,
mars 2012 et dans la revue Médiation
et Information, 2014).
Suite aux attentats de Paris, voir :
Enseigner : la double exigence du respect des élèves et de l'autorité du professeur
Rappel
des principes déontologiques
fondamentaux de l'enseignant : arrêté du 19 décembre
2006.
Le professeur reçoit son autorité de l'exercice de sa profession
qui consiste à faire croitre et grandir les élèves, augmenter
leurs connaissances et donc leur autonomie et leur maitrise d'eux mêmes.
Il fonde son autorité à travers sa manière d'être
et de faire, à travers ses connaissances. Il instaure des règles
pour l'intéret de tous, et notamment pour les élèves
ayant une personnalité fragile et ceux qui pourraient subir la tyrannie
de groupe (Hannah Arendt). Le professeur respecte les élèves,
non pas par rapport à leur statut, mais en tant qu'enfants et donc personnes,
en reconnaissant qu'ils ont besoin de grandir, en reconnaissant leurs différences
et leurs opinions, en garantissant leur sécurité et leur intégrité,
en respectant leurs projets personnels, leurs motivations pour les études,
et en reconnaissant l'existence d'exigences propres. Mais comment rendre compatible
l'intérêt commun, général, avec l'intérêt
de chacun, l'intéret privé ? Comment créer un rapport entre
le général et le particulier ?
Quelle école veut la société d'aujourd'hui ?
Le
sous-entendu philosophique
du projet éducatif est le suivant : éduquer un enfant, c'est
vouloir l'aider à parvenir à un état de maturité
et de développement qui doit permettre de réaliser à terme
ses potentialités. Ce projet humain, associé à une
certaine vision de l'homme (théorie du sujet), engage donc une philosophie
implicite. L'approche scientifique du processus éducatif ne pourra que
tenter de dire ce qu'il est, mais difficilement ce qu'il doit être
ou ce que l'on doit faire. L'éducation révèle
donc une option personnelle.
L'éducation, lorsqu'elle est institutionnalisée dans une école
(éducation scolarisée) entretient des rapports avec la société
constituée en Etat. Il s'agit de transmettre à la génération
suivante les connaissances et les valeurs qui lui ont permis de se construire,
de se maintenir et de se développer collectivement. L'éducation
apparait donc comme une nécessité sociale. Mais il convient alors
de s'interroger sur les finalités sociales de cette transmission,
entre un renouvellement conservateur et protecteur et une visée sociale
évolutionniste et progressiste au delà de l'héritage laissé.
Notons cependant qu'Arendt pensait que pour préparer des révolutionnaires,
il fallait les éduquer dans la conservation, pour ne pas dire dans le
conservatisme, en faisant de l'école un espace de retrait affranchie
de la pression et de l'urgence sociale (vision républicaine de l'école).
Les finalités éducatives sont donc une question de fond que l'on peut résumer de la manière suivante : quelle école veut la société d'aujourd'hui, pour ses propres enfants et dans la société de demain ? Le mouvement didactique qui s'interroge sur l'enseignement des questions socialement vives propose une visée d'empowerment et d'activisme démocratique des élèves, dans un cadre de valeurs partagées. Il sort de la vision républication de l'école (Tutiaux-Guillon, 2006).
Ecole républicaine et fonctionnaire enseignant
Notre école est l'héritage de la philosophie des Lumières et de la volonté révolutionnaire de 1789, sous l'influence de Diderot, d'Alembert et surtout Condorcet. Il s'agissait par principe politique de partager les pouvoirs de l'Etat entre tous les citoyens devenus actifs et aptes à prendre part à la décision et à la législation collective (empowerment). Emerge alors l'exigence de construire des citoyens capables d'agir politiquement grâce à la maitrise collective d'un minimum de savoirs fondamentaux (lire et écrire par exemple).
Grâce
à une école de la République qui instruira tous
les enfants de la Nation, l'enjeu est de faire devenir les
élèves des citoyens à part entière de l'Etat devenu
la chose de tous. L'école est donc intimement liée à la
République. Cette exigence de scolarisation obligatoire (celle de Jules
Ferry jusqu'à 14 ans, cantonnée à l'école primaire,
puis celle de Berthoin jusqu'à 16 ans au collège) et la prise
en charge de la scolarisation de tous les enfants de la République, constitue
dans l'histoire de notre civilisation, et dans celle de l'humanité, une
avancée toute récente. Jusque là, personne n'avait eu l'idée
invraisemblable d'instruire tous les enfants. Cette volonté
ambitieuse d'enseigner tous les enfants d'une Nation, quelques soient leurs
origines sociales et culturelles, est donc une ambition sans commune mesure.
Et même si on dit notre école inefficace, il faut reconnaitre qu'en
peu de temps, elle a contribué à deux progrès importants
: l'unification linguistique du pays et à l'émancipation des femmes.
Sur les limites
du modèle éducatif positiviste et républicain face au modèle
d'éducation à la citoyenneté critique, voir Audigier
(2000), Tutiaux Guillon (2006) et Urgelli
(2009).
Le fonctionnaire d'Etat est donc par définition au service de l'intéret général et du bien public. Mais l'intéret général, c'est l'intéret de tous et de chacun, sans aucune exception (Rousseau, Du contrat social, Garnier, Paris, 1962, p.252) et il ne se réduit pas à l'intéret de la majorité politique. Le fonctionnaire vise donc l'intéret de tous les citoyens. Son supérieur, le seul authentique et absolu, à qui il doit une obésissance inconditionnelle, c'est le bien général, et non l'intéret majoritaire d'un quelconque gouvernement. Le fonctionnaire de l'Etat est donc celui qui travaille pour un Etat qui réunit tous les citoyens dans la volonté commune de leur bien à tous. Le gouvernement issu d'une majorité est certes chargé d'appliquer la volonté commune du bien de tous, mais il est aussi accessoirement au service d'un électorat et donc d'intérets majoritaires (Rousseau, p.273 et Hegel, Principes de la philosophie du droit). Le devoir d'obéissance du fonctionnaire est donc d'abord lié à l'Etat républicain mais aussi au gouvernement lorsque ce dernier relaie la volonté de l'Etat républicain, et pas seulement une politique majoritaire. Il est alors compréhensible que des tensions existent entre un gouvernement et ses fonctionnaires voués à obéir à un intérêt supérieur, en fonction des orientations politiques choisies. Par exemple, les tensions s'expriment lorsque l'on décide de faire des profits privés sur les connaissances uniquement avec ceux qui peuvent payer, au détriment de l'intérêt d'universaliser les connaissances fondamentales et fondatrices de la citoyenneté et de transmettre des cultures héritées du passé et donc de contribuer à l'évolution d'une civilisation vers plus d'humanité.
Finalement, l'enseignant de l'école publique est donc un fonctionnaire de l'Etat qui exerce dans l'intérêt de tous, y compris ceux que des intérets majoritaires et privés auront toujours tendance à délaisser. La finalité est donc l'intéret général. Il s'agit alors d'apprendre à tous les élèves ce qui est indispensable, ou même seulement utileà tous, fût-ce parfois contre la volonté, l'intérêt ou la motivation de ces derniers ! La question devient alors : qu'est-ce qui est utile à tous ? D'ailleurs, cette question de l'utilité est complexe : en quoi l'école devrait-elle être utile ? pour quoi ? pour qui ?
Un socle culturel commun pour un empowerment citoyen, social et politique
Du point de vue des instruments incontournables de l'intelligence, il est indispensable à tout être humain d'apprendre à parler sa langue, et de façon déjà plus spécifique, d'apprendre à lire, à écrire et à compter. Une fois acquise cette maîtrise instrumentale, les disciplines scolaires en tant que savoirs accumulés par les générations précédentes (français, mathématiques, sciences, arts, histoire, géographie...) deviennent accessibles en vue de constituer un bagage culturel utile pour s'insérer dans le courant culturel du moment, mais aussi pour que l'entrée dans le monde du travail s'en trouve un jour facilitée. Même sil'enseignement pour tous aide à l'insertion professionnelle (vision utilitariste), celle-ci n'est pas son but. Son but fondamental est l'épanouissement d'une personnalité, d'un point de vue physique, intellectuel et relationnel, l'acquisition de l'autonomie sur tous ces points de vue, et l'émancipation vis-à-vis des adultes, des parents et des maîtres pour être, vivre et penser par lui-même. C'est le vieux "penser par soi-même" des Lumières ou le Sapere aude de Kant (aie le courage de te servir de ton propre entendement). C'est l'idéal humain de l'éducation pour nos enfants, celui d'être libre de ses pensées, de ses décisions et de ses actes, c'est à dire capable de réfléchir avec rigueur et logique, de penser loyalement et de trancher lucidement, sans se laisser dicter sa conduite par aucune autorité de principe.
Le sens d'un enseignement utile à tous et à chacun est donc celui de l'émancipation des soumissions intellectuelles, la libération des arguments d'autorité, y compris ceux du maître lui-même ! L'enseignement public a donc le devoir de former chaque enfant à cet idéal humain. Il s'agit donc bien d'une formation humaniste : aider l'enfant à prendre une forme adulte accompli.
Former, informer, enseigner, renseigner : la question des temporalités...
Le caractère principal des informations, comme du renseignement, c'est qu'elles sont par essence isolées, ponctuelles, atomistiques et souvent indépendantes les unes des autres. Donner des informations s'accompagne parfois de peu d'explications, de contextualisations et de mises en perspective sociale et historique : pourquoi cet évènement a eu lieu, pourquoi là et pourquoi maintenant, à quoi il correspond, comment en est-on arrivé là, à quoi peut-on s'attendre, etc. ?
Il peut donc y avoir l'illusion de savoir, sans rien savoir d'essentiel et donc sans rien comprendre. Dans ce sens, le renseignement peut être à l'antipode de l'enseignement, et l'information de la formation. Enseigner les sciences par exemple, c'est montrer leur relation avec ce qui les entourent et leur donnent une dynamique sociale, ce qui les justifient et les conditionnent, ce qu'elles impliquent socialement, autour de quelles pratiques et de quelles valeurs elles se structurent et fonctionnent. Enseigner, c'est donc lier et relier, établir de la cohérence à partir d'une progression et d'une programmation. Enseigner nécessite donc du temps. Ce que la communication médiatique ne peut pas, pour des raisons souvent liés à son mode de fonctionnement, à ses contraintes structurales, privées et temporelles. Ce qui ne signifie pas que l'on apprend rien à travers la communication médiatique : on apprend des médias ce que l'on arrive à relier à nos propres représentations.
Appprendre, c'est construire du sens et des liens, c'est unifier des connaissances disparates
A
l'école, dont l'enjeu essentiel est d'apprendre, on tente de prendre
ensemble, c'est à dire de com-prendre. Si je comprends ce que
j'apprends, je saurai comment tous les éléments constitutifs de
cette nouvelle connaissance se tiennent et s'articulent les uns aux autres,
comment et en vertu de quoi, ceci étant posé, cela va s'ensuivre,
etc. L'apprentissage est donc avant
tout une construction de sens. Et savoir, c'est de toute évidence
retenir ce qu'on a appris. Et pour le retenir surement, il n'y a qu'une seule
voie, celle d'avoir compris. Car je ne peux pas oublier ce que j'ai compris.
C'est pour cette raison que l'apprentissage d'une démarche de découverte
compréhensive, c'est finalement permettre aux élèves
de se passer une jour de tous ses enseignants et de tous ses tuteurs.
Pour Aristote (Métaphysique, livre A, Vrin Paris, 1953,
p.8), la preuve que l'on a compris quelque chose c'est qu'on sait l'expliquer.
D'où la nécessité d'avoir d'abord compris soi-même.
La difficulté pour les enseignants du primaire, c'est d'avoir
la passion de se faire comprendre dans une foule de domaines. C'est l'exigence
la plus fondamentale, la plus difficile et la plus passionnante de ce
métier.
Polyvalence et ignorance
En ce sens, on pourrait soutenir qu'enseigner en université est plus simple qu'en école primaire, puisqu'on y réserve toutes ces forces intellectuelles à une discipline dominante correspondant en principe de façon préférentielle à ses capacités et à ses motivations. Mais cette polyvalence n'équivaut pas à l'encyclopédisme ! D'ailleurs dans la Lettre de Diderot et d'Alembert, l'encyclopédisme ne renvoie pas à une somme inarticulée de savoirs (du simple quantitatif à prétention exhaustive) mpais bien au contraire à la reconniassance de ce qui lie les savoirs entre eux. Quoiqu'il en soit, plus personne ne peut aujourd'hui sérieusement prétendre tout savoir, même dans son propre domaine ! L'étendue inifinie de ce qui reste à apprendre et la limitation foncière de nos facultés de connaissance, nous arrachent forcèment cet aveu d'humilité. Le professeur a donc le droit de tous les hommes, surtout les plus savants, de ne pas tout savoir. Faute de quoi, l'exigence de la polyvalence confinerait à la tentation de la charlatanerie.
Comme comprendre quoi que ce soit de nouveau, c'est toujours le raccrocher et l'intégrer à ce qu'on savait déjà, et comme l'enfant par définition sait moins de choses que l'adolescent ou l'adulte, il a donc forcèment plus de difficultés à comprendre et à apprendre. L'enfant possède moins de connaissances communes avec l'adulte. Ainsi, plus mon élève est jeune et proche du commencement de son évolution cognitive, plus je vais devoir lui expliquer ce qu'il y a autour de la connaissance nouvelle que je veux lui enseigner, plus il est décisif; pour qu'il puisse comprendre, que je lui montre explicitement comment telle nouveauté pour lui se raccroche à d'autres connaissances et d'autres représentations, qu'il me faut lui présenter en même temps. Inversement, en grandissant, ses représentations et ses connaissances lui permettront de raccrocher les nouveautés que je lui apprends, mais également de questionner, d'interroger et de dynamiser ses propres représentations. Et plus il possède de connaissances et de représentations construites socialement et scolairement, sur le monde qui l'entoure, et plus il découvre seul ce qu'il ignore encore. Il faut donc présenter aux jeunes enfants des connaissances liées entre elles, si disparates qu'elles soient ou semblent être. C'est un appel aux approches didactiques inter- voire transdisciplinaires.
Il n'est donc pas abérrant de confier les apprentissages fondamentaux et les premiers approndissements au même et unique maître qui sera en mesure d'incarner devant les élèves l'unité et la cohérence de tous les savoirs. Montrer qu'ils sont l'oeuvre d'une intelligence collective mettant en jeu au fond les mêmes facultés intellectuelles, pour une.compréhension au fondement de tout ce qu'on apprend. L'esprit méthodique, même infléchi selon les spécificités disciplinaires, l'exigence de justification par observation partageable ou démonstration persuasive, mais également l'imagination, la créativité, l'intuition, la prévision méthodique sont la clé nécessaire de toutes les découvertes et de tous les échanges de connaissances. Réciproquement, l'exigence de reconnaissance et de retenue face à ses propres ignorances scèle l'honnêteté intellectuelle de tous ceux qui refusent de dire et de croire n'importe quoi, n'importe comment. Conséquence : c'est quand un enseignant montre loyalement à ses élèves comment il s'y prend quand il ignore quelque chose qu'il fournit la meilleure preuve de sa compétence professionnelle.
Une éthique professionnelle, somme de devoirs
Rappelons que l'éthique à la différence de la morale, ne pose pas de prescriptions, mais ouvre la voie à la responsabilité à partir de valeurs. Elle ne décrète donc pas ce qu'est une bonne ou une mauvaise pratique. On aperçoit une somme de devoirs se dessiner pour la profession enseignante : des devoirs vis-à-vis des élèves (dont le plus important étant le devoir d'équité et de construction de sens), mais aussi vis à vis des parents (notamment celui d'expliquer devant eux ses buts et ses méthodes de classe, ce qui est une exigence légitime) et vis à vis de la hiérarchie (avec le devoir de satisfaire par dessus tout l'intérêt général).
Un autre devoir est celui de tout faire pour comprendre d'abord eux-mêmes ce qu'ils auront ensuite à expliquer aux autres, mais aussi ce sur quoi les élèves pourraient l'interroger. C'est le devoir de culture de l'enseignant. Et pour cela, il faut se documenter, étudier, approfondir, découvrir et donc en un mot apprendre ! L'enseignant doit donc incessament renouveler et approfondir ces connaissances, mais aussi ses méthodes. Son premier devoir professionnel est de se cultiver en permanence. Lire pour apprendre et comprendre, lire dans plusieurs domaines et pas seulement dans celui qui le passionne, même quand ça n'est pas sa mission de l'enseigner. Une conséquence de ce devoir de culture est de transmettre tout logiquement l'intéret des livres et d'autres supports de connaissances, le regard critique vis à vis des sources et des procédés de communication, et le goût d'y apprendre par soi-même. L'enseignant doit donc donner clairement l'exemple aux élèves.
La question de la laïcité : un compromis à renégocier (voir aussi Urgelli, 2012 et Médiation et Information, 2014)
L'enseignant a donc le devoir d'excellence, c'est à dire de tendre vers un idéal grâce à une valeur supérieure dans l'enseignement public : l'intelligence. Cette valeur doit permettre de résoudre aussi les problèmes pratiques que rencontrent l'institution et notamment la question de la laïcité, fondatrice des orientations majeures de l'Education nationale depuis sa création au XIXè siècle. Il y a cent ans, on avait abandonné à l'Eglise catholique le domaine du privé, avec les croyances, les convictions personnelles et le for intérieur, laissés à la libre appréciation de chacun et on avait confié à l'Etat le domaine du public avec les actes, les engagements et les prises de parti notamment politiques. Cet idéal laïque se pose en des termes différents dans l'enseignement, notamment lorsque la laïcité des enseignants mais surtout celles des élèves et des familles entrent en jeu.
Exemple de la circulaire adressée par le Ministre de l'Instruction publique aux instituteurs concernant l'enseignement moral et civique, le 17 novembre 1883 : [...] Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant [...].
De Jules Ferry à aujourd'hui, il est entendu que l'enseignant n'a pas à faire de prosélytisme religieux, ni à affirmer la moindre de ses préférences personnelles. Et si son enseignement doit lui faire aborder ces questions, il faut que ce soit sans parti pris de sa part. La laïcité de l'enseignant tient à sa neutralité (ni l'une, ni l'autre, ni aucune des deux en particulier), mais une neutralité impartiale : les enseigner toutes, c'est à dire à la fois l'une et l'autre. Les lois de 1905 se sont arrêtés à ce compromis, peut etre inténable à terme, qui sépare artificiellement le domaine de la foi intérieure laissée à la responsabilité de chacun et celui des actions extérieures confié à l'Etat. On choisira ici de poser la laicité dans sa définition globale de séparation du privé et du public, la question des religions et des croyances n'en étant qu'une composante. Voir le dossier du Journal du CNRS : Aux sources de la laïcité en France, par Anne Brucy, 02/03/2015.
Un compromis que j'estime en effet intenable comme le montre l'exemple du créationnisme et de l'enseignement de l'évolution : les choix de l'Etat (gouvernement) en 2007, face à l'offensive créationniste d'Harun Yahya, montre une autre forme de neutralité pour l'enseignement scientifique de l'origine de la vie et de l'Homme : une neutralité exclusive couverte par une interprétation radicale de la laïcité, probablement liée à la crainte d'influencer les jeunes esprits ! Une interprétation pour le moins surprenante de la laïcité et un comportement pas vraiment laïque... (voir Urgelli, 2012 et Médiation et Information, 2014).
Pour Regis Debray (février 2002, rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque), "une laïcité qui esquive […] qui fuit devant la difficulté ne permet pas d’étendre les discours de raison au domaine de l’imaginaire et du symbolique [...] Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) [...] Le but n'est pas de remettre Dieu à l'école [...] mais d'informer des faits pour en élaborer des significatiions sociales, culturelles et idéologiques.
Mais les actes découlent de la foi et c'est souvent à ces actes et à ses comportements extériorisés qu'on reconnait un croyant. Si l'on veut vraiment régir les manifestations extérieures, il faut donc absolument s'intéresser aux croyances personnelles qui sont à la source. Dès lors, la question pour l'enseignant soucieux de laïcité n'est plus de savoir quels comportements il autorise, mais plutôt quelles croyances il convient de tolérer. Question dangereuse, mais qu'il faudra bien un jour poser loyalement en ces termes : a-t-on le droit à l'école de laisser croire en n'importe quoi ?
Vers une pensée loyale à l'école
Une des avancées de notre civilisation est d'avoir élucidé peu à peu, souvent dans la douleur des résistances et des persécussions, les implications de la liberté de pensée. Cette pensée loyale ne tolère pas n'importe quoi mais cherche toujours la même chose : la vérité et la justice. Et surtout dans l'enseignement, comme par hasard. La seule pensée libre, c'est celle qui a le droit et les moyens de chercher la vérité et la justice du mieux qu'elle peut, contre l'argument d'autorité et l'ignorance qui les masquent. Penser librement et vouloir la vérité et la justice, c'est un tout. Sachant que vouloir la vérité, ce n'est pas la détenir pour toujours, à moins de faire oeuvre de charlatanerie. Penser librement c'est plutôt faire tout ce qu'il est humainement possible de faire pour s'approcher de la vérité le plus possible : chercher inlassablement, douter, vérifier, expérimenter, discuter, échanger, argumenter, essayer de contredire (y compris soit même). Avoir une humilité ambitieuse dans la volonté de chercher est probablement ce qu'il y a de mieux pour nos élèves ! Voici donc un nouvel idéal, celui de la pensée loyale, qu'on pourra aussi nommer rationalité, laïcité et même polyvalence : Cherches par toi même, Quand tu ignores, apprends à te taire, et mefie-toi toujours de celui qui prétend avoir trouvé une vérité impossible à contredire. Une belle maxime pour nos écoles ! Les comportements et les attitudes à adopter en découlent alors naturellement.
Croyances réligieuses et enseignement laïque
Croire qu'il y a des êtres privilégiés qui ne meurent pas quand ils meurent ou qui revivent après la mort, est une croyance que la pensée libre ne peut pas s'autoriser. Le faire remarquer, c'est dire aussi que l'enseignement laïque va fatalement se mêler à des croyances socialement vives, souvent fondatrices des religions. L'enseignement doit le faire, mais assurement pas n'importe comment. Ces croyances, qui s'enracinent certes dans un passé millénaire, sont vécues au présent pour ceux qu'elles concernent, dans l'incarnation réelle de leurs vies. Il convient donc de traiter ces croyances sans choquer ni blesser et cela demande donc de la prudence, au sens noble du terme, c'est à dire du tact et de la délicatesse, et non de la ruse ou une combine précautionneuse : ne jamais mépriser hautainement le moindre article de foi, si irrationnel qu'il puisse sembler. Il y a une expérience humaine et sociale derrière, et souvent une représentation sociale à la charnière entre l'individuel et le collectif. Pourtant le propre de la foi et de la croyance c'est de résister à toute contradiction.
La tentation de l'évitement est alors forte mais elle ne répond qu'à une forme de lâcheté intellectuelle devant certaines menaces, notamment idéologiques. Mais pour ne pas renoncer à notre idéal de laïcité, une seconde échapattoire attire davantage : parler des religions comme un scientifique pourrait parler de ce qu'il analyse à l'aide de son microscope ou d'un téléscope, avec la distance qui devrait théoriquement séparer le regard objectif de l'objet regardé. Mais la croyance religieuse n'est pas un objet que l'on regarde dans un laboratoire ! La croyance ne peut pas faire l'objet que d'une approche historique. Il faut également expliquer au mieux en quoi les faits passés liés aux croyances peuvent encore avoir un sens social aujourd'hui. Cela est hautement périlleux mais encore plus nécessaire. L'enseignant laïque devra tout faire pour combler cette lacune insensée vis-à-vis des croyances religieuses et se documenter comme il convient, avec le soutien de son institution de formation.
A
titre d'exemple, se renseigner sur le sens de la démarche d'Harun Yahya
en février 2007, ce n'est pas que dénoncer brutalement une offensive
contre l'évolution. C'est aussi montrer comment l'approche pseudoscientifique
d'un groupe islamiste turque, disposant de moyens financiers considérables,
tente de rationaliser une idéologie, celle du spencerisme et du darwinisme
social, pour donner un sens et une légitimité sociale à
une forme d'islam radical, qui se considère comme socialement supérieur,
au détriment d'un message de Mahomet au fondement de l'Islam et d'une
théorie scientifique qui oriente largement les approches scientifiques
et politiques de la biodiversité et du développement durable.
Je défends l'idée que masquer l'évènement aux yeux
des élèves, ne pas en discuter dans les établissements
scolaires, fut une erreur pour la laïcité. Révéler
le sens profond de cette "offensive" créationniste eut été
un devoir pour les enseignants, soutenus par leur institution. L'occasion a
été effleurée par certains journalistes partageant également
le devoir et l'idéal de la pensée laïque, même s'ils
sont pris par des contraintes et des intérêts privés forts
(Urgelli,
2012, Revue ATALA et Médiation
et Information, 2014).
Il faut préciser que cela suppose pour l'enseignant d'avoir préalablement compris le sens essentiel et humain des religions pour comprendre que des croyances de plus de mille ans nous concernent encore aujourd'hui. Ces croyances fondamentales marquent la spécificité de notre histoire commune et par là nous ressemblent tous. Là encore, c'est un devoir de culture de l'enseignant. En quelques mots, mais cela reste largement à approndir, il s'agirait de comprendre que la Bible des Hébreux invite à prendre la liberté que possèdent tous les hommes de choisir leur vie et leur destin, en obéissant ou non à leur Dieu. Avec le message christique, on apprend que l'essentiel de la vie tient à la pureté du coeur et au souci égal des autres, quels qu'ils soient. Pour Mahomet et l'Islam, une vie d'homme ne peut se réaliser que dans une communauté solidaire et fraternelle.
Avec l'enseignement du fait religieux dans les écoles primaires, il y a à présent des choses que l'on sait même sur les religions, notamment qu'il y a au fond des religions un sens humain profond sur lequel tous, même les agnostiques et les athées (écouter la conférence sur la laîcité du philosophe Henri Pena-Ruiz à l'ENS Lyon le 9 mars 2011), nous devons nous interroger, avec respect et peut etre dans l'espoir de se mettre d'accord. Cet enjeu est autrement important que le supermarché bariolé du respect relativiste des différences. Il s'agit donc de ne pas abdiquer aux exigences les plus hautes de notre idéal de laïcité....