Pour un débat sur les objectifs d'une éducation citoyenne aux sciences et aux médias

Benoît Urgelli
Mis en ligne : 25 juillet, 2010
last up-date : 7 octobre, 2020

AVERTISSEMENT : L'ensemble des propos suivants n'engage que moi. J'y expose ma vision des enjeux de la formation des enseignants pour le développement d'une éducation scientifique citoyenne. Ces quelques lignes peuvent donc servir au mieux à débattre des enjeux que je pense être fondamentaux pour un enseignement des sciences éclairé, démocratique et républicain. Elles se fondent sur mon vécu et mon ressenti d'enseignant (ce n'est pas une étude scientifique...) que je mets en parallèle avec les résultats de ma recherche sur l'éducation au développement durable (Urgelli, 2009). Il s'agit d'un appel à un débat entre enseignants, scientifiques et formateurs pour la définition d'objectifs partagés d'éducation scientifique citoyenne.

Définir l'aptitude à enseigner

Je vais tenter ici de définir ce que j'appelerai l'aptitude à enseigner les sciences de la vie et de la Terre dans le secondaire (collège et lycée). C'est en partie de l'accord sur cette définition, qu'il me semble nécessaire de travailler collectivement, que devrait découler les programmes de formation scientifique des enseignants du secondaire.

D'un point de vue purement pratique, je pense qu'on peut considérer qu'enseigner suppose d'être capable d'élaborer une mise en scène didactique de discours et de documents médiatisés à caractère scientifique, en relation avec les recommandations notionnelles et éducatives des programmes officiels en vigueur dans les lycées et collèges. Il faut ajouter à cela la capacité à prendre en compte la temporalité de l'enseignement qui suppose de savoir réaliser une programmation annuelle pour un niveau pédagogique donné et d'évaluer les apprentissages de connaissances et de compétences. Il est important de considérer que la programmation peut se concevoir à l'échelle de tout le cycle scolaire secondaire, avec le plus souvent une optique d'approndissements notionnels, de la classe de sixième à la classe de terminale (exemple de la notion de cellule, d'ADN, de système nerveux, des hormones, de la tectonique des plaques,...)

L'aptitude à enseigner les sciences doit également interroger la représentation des sciences de l'enseignant et sa vision de l'éducation scientifique des élèves, futurs citoyens. Il faudrait donc s'intéresser aux contenus et aux logiques des discours à propos de sciences proposés par l'enseignant, qu'il construit le plus souvent en articulant et en questionnant des supports documentaires, tout en prenant en compte la nécessité de mobiliser son jeune public pour les apprentissages scolaires.

Quelles finalités pour l'éducation scientifique citoyenne et quelle éthique ?

On peut partir du constat suivant : les objectifs éducatifs de l'enseignement scientifique sont inscrits dans les entêtes des programmes scolaires (voir par exemple dans les programmes de SVT de collège (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008) et le tableau de la sixième à la troisième, première L, première ES, en cours de construction...). On y parle d'éducation scientifique citoyenne à la santé, à la responsabilité, au développement durable,...

Autour de ces objectifs éducatifs qui soulignent la nécessité de prendre en compte les questions éthiques soulevées par la place des sciences en société, l'enseignant doit s'interroger sur les raisons qui conduisent l'institution scolaire à vouloir proposer à nos jeunes un discours (le plus souvent consensuel...) sur les sciences, notamment au collège et en classe de seconde, classe charnière de notre système éducatif.

Certains trouvent bizarre, voire déplacé ce questionnement sur les finalités éducatives. Néanmoins, la plupart de nos discours et de nos pratiques scolaires en relation avec l'enseignement des sciences s'inscrivent dans une logique sociale (notamment sur nos choix en matière d'alimentation, de santé, de médecine, d'environnement, de développement durable,...). Il me semble donc important d'être attentif à la manière dont l'enseignant conçoit l'articulation de sa pratique et de ses discours scolaires disciplinaires avec des discours médiatisés à propos de sciences, discours le plus souvent socioscientifiques. La manière dont il gère les dimensions éthiques et politiques de ces différents discours doit être questionnée.

A titre d'exemples : comment évalue-t-il l'apport de la systémique, du génie génétique, de la théorie de l'évolution à la vision scientifique d'unité et de diversité des êtres vivants en constante évolution, ses implications éthiques et sociales ? comment aborde-t-il l'estimation scientifique des risques sur la santé (vaccination contre la tuberculose ou le virus H1N1 par exemple), des risques pour l'environnement (innondations, pollutions naturelles (cendres émises par le volcan islandais,...) et anthropiques (nuages radioactifs, nappes de pétrole en mer,....)), les limites des estimations scientifiques des risques et leur place dans les choix politiques de prévention et de prévision (expertise).

Comment je le souligne dans ma thèse, sachant qu'existent des controverses internes sur les enjeux de l'éducation scientifique citoyenne et les postures d'un enseignant, en relation avec l'élaboration d'un discours scolaire sur les sciences, il est fort probable qu'un débat collectif sur le sujet soit nécessaire. Je proposerais de débattre de la définition suivante de l'éducation scientifique citoyenne : une éducation à la complexité et aux médias, à la pensée critique et aux choix responsables autour de questions scientifiques ayant des implications sociales. Cette définition comporte un horizon politique : elle doit permettre de dépasser une culture scientifique triviale fondée sur des discours simplificateurs masquant la complexité et les contraintes de la communication médiatique, notamment sur les questions d'évolution de la biodiversité ou encore la gestion des risques. Cela suppose d'intégrer à l'enseignement, considéré traditionnellement comme une transmission de connaissances stabilisées et validées par un communauté scientifique de référence, l'exposition des incertitudes et de la démarche de modélisation scientifique et des contraintes éthiques dans la construction des connaissances, mais également la diversité des discours et des valeurs émanant d'autres groupes sociaux.

Ce qui me semble fondamental, c'est la nécessité de questionner l'apparent consensus sur le principe de neutralité et de retenu politique des enseignants, difficilement tenable lorsque ce dernier doit traiter de questions scientifiques ayant des implications sociales.

Quiqu'il en soit, il faudrait intégrer dans ces questionnements le fait que le discours scientifique de l'enseignant est un discours apratique, dans la mesure où il n'a pas ou peu été confronté à une pratique de recherche en contexte académique. C'est probablement une des difficultés majeures de l'enseignement scientifique dans le secondaire (présente dans la communication journalistique). Je pense qu'elle est surmontable par une formation plus socioépistémologique et interdisciplinaire aux sciences. C'est en tout cas l'idée que je défends dans le cadre de mes recherches en sciences de l'éducation et de la communication. Cela revient à interroger durant la formation de l'enseignant la construction des énoncés scientifiques et les dynamiques des sciences en société.

Appréhender l'articulation entre expérimentations-observations, lois explicatives et modélisations

Il me semble indispensable de construire une réflexion critique sur les mécanismes d'élaboration d'une théorie scientifique, et de comprendre qu'il s'agit d'une articulation non linéaire entre observations-expérimentations, lois explicatives et modélisations explicatives, voire prédictives (Nagel, 1961, cité par Roqueplo, 1974).

L'approche didactique des sciences expérimentales suivant le modèle linéaire OHERIC (Observation, Hypothèse, Expérience, Résultats, Interprétation, Conclusion, Giordan, 1976) me semble largement discutable. Elle suppose probablement que la science avance linéairement, de problèmes en problèmes. Dans la pratique pédagogique, elle conduit à élaborer des questionnements et des expérimentations destinés à la validation d'une seule et unique réponse possible (celle retenue par les contenus scientifiques officiels), donnant alors un caractère articifiel, consensuel et stéréotypé à la démarche scientifique, face auquel les élèves sont loin d'être dupes...

Dans la formation des enseignants, il me semble donc fondamental d'interroger la place de la modélisation et de l'expérimentation dans la démarche scientifique et ses nécessaires limites (par exemple les limites du modèle des douze plaques géodynamiques), notamment le dimensionnement ou le paramètrage du modèle, son rapport à la réalité, ses dimensions explicatives et prédictives (notamment en matière de risques pour la santé publique et pour l'environnement mais également pour définir des perspectives de recherche).

Il faudrait ainsi questionner ce qu'on appelle modèle dans les exemples suivants :

  • Quel(s) rapport(s) entre la convection mantellique et la convection d'un fluide contenu dans un récipient posé sur une source de chaleur basale ?
 
  • Quel(s) rapport(s) entre la structure d'un chromosome condensé à deux chromatiques et deux fils de fer enroulés sur eux-même comme des ressorts et maintenus ensemble par un bouton pression ?
 

  • Quel(s) rapport(s) entre la déformation élastique et cassante des roches et celle d'une barre de polystyrène déformée à la main ?
 

En cas d'expérimentations, il faut être capable d'interroger le traitement statistique de données récoltées (la pertinence d'une approximation linéaire, d'une moyenne, d'un histogramme ou d'une courbe face à un ensemble de points,...), et la question du degré de confiance des mesures et des modélisations, ainsi que les origines des incertitudes (pour une prise de recul vis à vis de l'expérimentation et des observations).

Concernant l'utilisation des modèles en contexte d'enseignement, il faut prendre garde à ne pas confondre les diverses fonctions d'un modèle. Bien souvent le modèle est utilisé dans sa fonction illustrative, comme un objet médiatique, et il a alors une fonction de monstration plutôt que de démonstration de la validité d'une théorie scientifique (fonction explicative, voire prédictive). D'ailleurs, on peut considérer que l'apprentissage de la schématisation est un exercice qui consiste à mettre en image une explication scientifique et donc quelque part à réaliser un modèle. C'est en tout cas le sens que je lui donne en contexte d'enseignement des sciences.

Concernant la modélisation en sciences de la vie et plus particulièrement en physiologie, la pertinence de l'utilisation d'un animal (lapin, rat, souris, cobaye ou encore singe ou poule), en temps que modèle animal doit être questionnée. Le choix du modèle dépend de sa facilité à être manipulé expérimentalement mais également du paramètre physiologique étudié et de sa proximité physiologique et génétique avec l'organisme que l'on souhaite étudié. En contexte de classe, cette pertinence doit être discutée tout comme les dimensions éthiques de l'expérimentation animale et de la pratique médicale cherchant à établir un modèle de fonctionnement de l'organisme pour pouvoir expliquer mais surtout agir et donc guérir. Les incertitudes et les limites de ces modélisations ne doivent pas être ignorées dans l'évaluation des risques en matière de santé.

Percevoir les dynamiques de sciences

L'histoire contextualisée des sciences et leurs dynamiques doivent être appréhendées. Il s'agit de mettre en relation le contexte historique et politique avec les travaux scientifiques. A titre d'exemple les travaux de Wegener en 1928 sur la dérive des continents, ou de Darwin en 1880 sur les facteurs de croissance des coléoptiles de blé, s'inscrivent dans un contexte politique bien particulier qui conditionne l'accueil et la perception sociale de ces travaux.

Comprendre les dynamiques des sciences permet de répondre à la question suivante : sachant que les travaux de Wegener ont été publiés en 1928, pourquoi faut-il attendre les années 1960 pour qu'un modèle d'apparence consensuel émerge sur la tectonique des plaques (retour sur le contexte scientifique et sociopolitique de l'époque). Un autre exemple de dynamiques de sciences permet de mettre en relation les datations de la surface lunaire dans le cadre des missions américaines Appolo et le contexte historique et politique de l'époque, notamment celui de la Guerre froide (pour d'autres exemples (Galilée, Pasteur, Kelvin, etc...), voir les travaux de Dominique Pestre , 2006).

La mise en activité des élèves autour de ces dynamiques scientifiques me semble importante car elle contribue à donner un sens social aux pratiques scientifiques. Par ailleurs, elle invite à mobiliser les apports d'autres disciplines scolaires, comme la philosophie (par exemple autour de la question des origines de l'homme, de l'unicité et de la diversité des êtres vivants ("tous parents, tous différents"), ou des rapports de l'homme à la nature), l'histoire, la géographie ou les sciences économiques..., mais également d'autres acteurs éducatifs (personnel médical de l'établissement par exemple).

Les dispositifs comme l'éducation civique, juridique et social en lycée (ECJS) permettent de partager des objectifs éducatifs entre disciplines, en articulant les dimensions sociales, culturelles, démographiques, économiques et scientifiques, par exemple autour des questions d'environnement et de développement ou encore autour de la question de la maitrise de la reproduction humaine et de la régulation des naissances. On peut alors proposer des discours éducatifs qui articulent connaissances et valeurs (discours socioscientifiques).

Je signale que les études sur les collaborations pluridisciplinaires en contexte d'enseignement (Sauvé, 1997) montrent qu'une entrée didactique par des questionnements de sciences humaines et sociales permet d'aborder avec pertinence et contextualisation les éclairages des sciences expérimentales. Or, dans les programmes de sciences expérimentales, notamment en collège et en lycée, on constate souvent que les implications humaines et sociales des discours scientifiques sont souvent abordées en fin de chapitre (exemple de la reproduction dans différents milieux en classe de cinquième, ou encore de la maitrise de la reproduction en classe de quatrième, ou de la responsabilité humaine en matière de santé et d'environnement en classe de troisième). On fait probablement l'hypothèse discutable qu'il faut avoir au préalable posé des connaissances scientifiques de base avant toute discussion sociale sur une question socioscientifique. Je fais le pari, pour l'avoir expérimenté en classe avec des élèves de collège, que l'approche inverse possède des vertus didactiques, notamment en terme de mobilisation des élèves et de leurs questionnements sur le thème. Je reconnais que cette approche suppose de prendre au moins pour un temps un peu de recul sur les connaissances scientifiques à transmettre (et donc de questionner les enjeux de l'instruction scientifique).

Quels modèles pédagogiques pour l'éducation scientifique citoyenne ?

Je considère qu'un modèle pédagogique est une articulation construite autour de trois dimensions : des finalités éducatives, un discours scientifique argumenté, et des supports d'apprentissage (Urgelli, 2009). A travers les mises en situation didactique proposées par un ensignant, il est possible d'avoir accès aux modèles pédagogiques mobilisés dans le cadre de l'éducation scientifique citoyenne.

On peut par exemple s'interroger sur ce curieux modèle pédagogique de la découverte qui consiste à ne pas écrire le titre d'un chapitre au tableau avant d'avoir fait une activité pratique avec les élèves (les enseignants parlent souvent de la pratique du titre à retardement). J'ai émis l'hypothèse que la logique de ce modèle d'enseignement est la suivante : on suppose que les découvertes scientifiques s'enchainent linéairement les unes après les autres, allant de questionnements en questionnements qui découlent les uns des autres (ce que Pestre appelle une histoire des sciences jugée). Même si je reconnais les vertus didactiques et communicationnelles de cette approche, cette proposition de dynamique des sciences me semble plus que discutable si l'objectif est le développement d'une éducation scientifique citoyenne.

Comment expliquer également la logique éducative qui consiste à vouloir évaluer les élèves sur le tracé de flèches horizontales et de légendes parfaitement alignées dans un dessin d'observations, sur l'encadrement des schémas et des dessins et sur leur titrage ? Cette logique doit être questionnée et justifiée en terme d'éducation scientifique citoyenne car je crains qu'aux yeux des élèves, elle ne prenne pas l'allure d'un simple argument d'autorité disciplinaire rigide !

Enfin, la prise en compte des représentations des élèves vis-à-vis des sciences et de leurs implications sociales doit être une préoccupation communicationnelle forte de l'enseignant dans sa mise en scène didactique. Selon moi, elle rejoint la préoccupation de solliciter l'engagement raisonné des élèves dans les apprentissages de sciences de la vie et de la Terre. Cette prise en compte des représentations permet de contribuer à donner et à construire un sens aux apprentissages, à condition de garder à l'esprit et de réinterroger ces représentations tout au long de la mise en scène didactique.

Au final, je parie sur les vertus didactiques d'un modèle pédagogique qui approche les connaissances scientifiques à travers une entrée sociale, politique et éthique, pour contribuer à une éducation scientifique citoyenne.