Rationalité(s),
ilots de rationalité(s) et éducation en situation de controverses Benoît
Urgelli
Vers
une « théorie générale de la rationalité
» (TGR) ?
Rationalité instrumentale et rationalité cognitive L'idée de raison serait le propre de tous les hommes et dominerait les passions. A partir du XVII et du XVIIIe siècle, les tentatives pour comprendre scientifiquement la logique du comportement humain se multiplient (Pascal, Laplace, Condorcet...). La rationalité désigne des mouvements de pensée qui se sont critallisés au point de constituer des disciplines autonomes, plus ou moins transversales, comme dans certains mouvements de recherche attachés à l'ethos scientifique, à savoir la psychologie cognitive ou la science économique, la théorie de la décision ou encore la théorie des jeux. Tous mettent en oeuvre une rationalité instrumentale : l'individu s'efforce de déterminer les moyens les meilleurs et les plus facilement accessibles pour faire face à une situation donnée. Mais selon Boudon (2009), Nozick (1993) et Sen (2005), cette conception instrumentaliste et égoiste de la rationalité n'est pas suffisante : il est nécessaire de prendre en compte l'existence d'une rationalité cognitive qui permet à l'individu de théoriser la situation dans laquelle il se trouve. Expliquer les comportements individuels ? rationalité et a-rationnel Les sciences humaines et sociales tentent de proposer des explications de phénomènes collectifs à partir de l'étude scientifique des comportements individuels. Le comportement individuel a des causes efficientes, parce qu'il a été victime de tel effet (motif de type parce que...), ou des causes finales, afin d'obtenir tel effet (motif de type afin de...). Et il existerait 2 types d'explication du comportement : un explication rationnelle (intention de satisfaire un désir, d'atteindre un but) et un explication a-rationnelle (synonyme de irrationelle mais moins polysémique) qui l'explique par des forces échappant plus ou moins au controle de l'individu. Individualisme méthodologique et théorie du choix rationelle (TCR) : la rationalité instrumentale La version moderne de la conception instrumentale de la rationaité est qualifiée de théorie du choix rationelle TCR. Elle est utilisée en criminologie, en science politique, en économie et en sociologie. Elle s'inscrit dans le cadre du l'individualisme méthodologique (IM) de Max Weber : la sociologie ne peut que partir de l'action de l'individu. Si on considère que le comportement de l'individu est le résultat d'un conditionnement par son environnement socioculturel (approche holistique), on néglige la rationalité de l'individu. Dans ce cadre théorique, toute action est déterminée par les intentions, les fins de l'individu (es causes finales). L'IM se définit par trois postulats :
L'IM est parfois conjugué à trois autres postulats :
Comprendre un comportement individuel, dans ce cadre, c'est construire une théorie des raisons responsables de ce comportement qui soit compatible avec l'ensemble des faits connus. Contrairement à la vision naturaliste de l'humain, les ressources de l"individu ne déterminent pas son comportement, ils le paramètrent et le balisent (mon budget paramètre mais ne détermine pas ma consommation, Boudon, 2009, p.34). Les échecs de la rationalité instrumentale et de la TCR : l'oubli des croyances et l'importance de la rationalité cognitive La TCR conduit cependant à des explications autosuffisantes, qui ne débouchent pas sur des questions additionnelles. Elle bute également devant un nombre important de phénomènes sociaux, comme le paradoxe du vote par exemple : pourquoi je vote alors que mon vote n'a qu'une chance pratiquement nulle d'influencer le résultat d"une consultation populaire ? Certains ont proposé une solution du type pari de Pascal : je vote par précaution, le cout du vote étant faible, pour couvrir des risques improbables mais aux enjeux considérables, un peu comme pour une assurance incendie. D'autres ont introduit l'idée que l'abstention nuit à la réputation sociale de l'individu. Mais alors pourquoi l'abstention serait considérée d'un mauvais oeil ? D'autres enfin estiment qu'il s'agit d'un comportement de caractère expressif pour l'individu mais les individus concernés rejettent cette explication. La TCR n'arrive donc pas à expliquer cette réalité sociale, comme elle ne peut expliquer le fait que les citoyens allemands acceptent plus frequemment la présence de déchets nucléaires sur leur territoire quand on ne leur propose pas de dédommagement que quand on leur en propose. Si la TCR échoue dans l'explication de certaines réalités sociales, c'est parce que certains comportements s'appuient sur des croyances, c'est à dire sur l'adhésion à une proposition de type je crois que X, quelle que soit la nature de X. La TCR ne dit rien sur les croyances alors que l'on peut considérer qu'une croyance résulte de l'adhésion à une théorie, ce qui est un acte rationnel. Il s'agit alors d'une rationalité cognitive et non instrumentale : on adhére à une théorie parce qu'on la croit vraie. Meme si la TCR est considérée par les économistes comme un outil fondamental, elle n'a également pas grand chose à dire sur les sentiments moraux ni sur les phénomènes d'opinion. En considérant la rationalité comme uniquement instrumentale, la TCR ne permet donc pas de pénétrer l'univers des préférences, des objectifs, des opinions, des représentations et des valeurs de l'individu. La théorie de la rationalité ordinaire y parvient mieux... Les croyances, produit de la rationalité ordinaire (TRO) ? l'approche intellectualiste de Weber et Durkheim
Pour expliquer les croyances portant sur la représentatiion du monde, on postule ici qu'elles sont le produit de la rationalité ordinaire, et non le fruit d'illusions. Weber et Durhkeim défendent l'idée que les croyants ont des raisons de tenir leurs croyances pour valides, étant donné le contexte qui est le leur (exemple des paysans, fidèles à la religion polythéiste (païens), alors que les officiers et fonctionnaires romains admirent les cultes monothéistes importés du Moyen Orient). Voyons d'autres exemples de croyances :
Durkheim postule donc la rationalité du croyant et rejette toute théorie faisant des croyances religieuses l'effet d'illusions ou d'hallucinations : il ne peut accepter que l'être humain soit victime d'illusions grossières durablement. Si l'individu perçoit des émotions lors d'un culte, c'est en raison d'une théorie. L'affectif et le rationnel se composent, plus qu'ils ne s'opposent (Boudon, 2009, p.65). Pour Durkheim, les causes ultimes du fait qu'on croit à ce que l'on croit résident dans les raisons qu'on a d'y croire. On peut parler d'intellectualisme, et penser que la TRO ignorerait le rôle de la passion, de l'affectif de la violence et plus généralement de l'a-rationnel dans les relations sociales. En rappelant que la souffrance produite par l'injustice n'est pas dépourvue de raisons, on peut citer les objections suivantes à l'intellectualisme :
La TRO permet donc d'expliquer les croyances. Elle considère que les objectifs personnels que l'on se donne sont le produit de la rationalité ordinaire. Application de la théorie de la rationalité en sociologie de l'éducation : l'exemple de l'inégalité des chances à l'école Pour expliquer l'inégalité des chances (Boudon, 2009, p.75), on évoque couramment les raisons suivantes : l'inégalité des acquis cognitifs transmis par la famille, ou la diversité des valeurs caractérisant les catégories sociales (thèse déterministe). Ces raisons justifieraient le fait que l'école tente de compenser les différences d'apprentissages cognitifs au sein des familles. Mais un autre système de raisons évoque le fait que les jeunes tendent à fixer le niveau social ou le type d'activité qu'ils visent en prenant en référence le type de statut ou d'identité sociale atteint par les personnes qui les entourent, et avec lesquelles ils sont en relation. Ils tentent ensuite d'estimer la probabilité pour eux d'atteindre le niveau d'instruction nécessaire, voire de dépasser le statut qu'ils prennent comme référence.
La diversité des processus individuels de valorisation (choix opéré en matière de valeurs) ne doit donc pas être négligée. Si on s'en tient uniquement aux processus collectifs de valorisation, avec ce système de raisons et de valorisation, un monomaniaque des collections de timbres postes ne peut prétendre à la même reconnaissance sociale et à la même valorisation collective que le pianiste ou le chirurgien.
Le
postulat de "l'acteur social rationnel"
: une autre grille de lecture
que celle de la théorie de la reproduction La sociologie des croyances : l'approche compréhensive
Chez Raymond Boudon, l’acteur social est réputé «rationnel», autrement dit «agissant en connaissance de cause». Ce qui veut dire que l’on ne lui suppose pas une passivité si grande qu’il puisse être considéré comme principalement influencé par sa classe sociale – ou la représentation qu’il s’en fait –, ses parents, sa formation, son métier, sa condition, etc. Les motivations de l’acteur, le sens qu’il donne à ses actions, doivent donc être prises au sérieux. On ne supposera pas – comme le font par exemple les psychanalystes – de déterminations inconscientes qui le dominent. De même, comme l’explique R. Boudon, on ne lui attribuera pas, comme l’ont fait certains anthropologues déroutés par les croyances magiques des «primitifs», une mentalité profondément illogique et différente de celle de l’homme instruit. On ne lui attribuera pas, comme le fait Jean-Paul Sartre, une mauvaise foi fondamentale, lui permettant de croire une chose à la fois fausse par conviction, et vraie par intérêt. Enfin, et contrairement à certains traits de la théorie d’Emile Durkheim, on considérera comme secondaires les émotions et affects qui pourraient influencer ce qu’il croit vrai. En cela, R. Boudon se différencie des sociologues de son temps comme Raymond Aron et Edward Shils, qui accordent aux passions et au fanatisme une grande importance dans la formation des croyances. Plus qu’une théorie de l’acteur rationnel, la sociologie de R. Boudon est une approche individualiste du social : il invite à se pencher sur ce que pensent les acteurs. La rationalité qu’il pratique est de l’ordre du raisonnable, tout le problème étant de comprendre comment une croyance peut être à la fois explicable et fausse. L'approche « compréhensive » des croyances collectives ne fait pas appel en priorité à des causes cachées ou extérieures à celui qui croit (la société, la culture), mais s'intéresse à ce que lui-même peut en dire. Inaugurée au XIXe siècle par Max Weber à propos de la croyance religieuse, cette approche compréhensive a inspiré, depuis les années 1980, une sociologie cognitive des croyances, représentée par divers auteurs, parmi lesquels Raymond Boudon occupe une place à la fois centrale, et comme nous le verrons, très spécifique. Dans L'Idéologie ou l'Origine des idées reçues, publié en 1986, Raymond Boudon tente d'expliquer pourquoi non seulement les hommes ont des croyances douteuses, mais qu'elles sont collectives, c'est-à-dire largement partagées.[...] Boudon montre qu'un raisonnement apparemment bien construit peut mener à des croyances fausses, ou pour le moins douteuses. Les croyances collectives ne sont pas que des rumeurs, des légendes urbaines, des convictions religieuses et politiques : elles existent également au sein des savoirs scientifiques, comme ne cessera de le professer R. Boudon. L'histoire des sciences, en effet, est pleine de théories abandonnées et nous n'avons pas de raison de penser qu'elles aient été adoptées pour des motifs plus irrationnels que celles qui les ont remplacées : raisonner peut aussi bien mener à l'erreur qu'à une vérité solide. Mais si même les sciences sont pleines d'idéologies, en quoi sont-elles plus fiables que n'importe quelle croyance douteuse ?
Quels sont les facteurs favorisant l'adhésion à des idées douteuses, le plus couramment du monde ? R. Boudon considère que tout raisonnement - sans faire appel à l'inconscient -comporte des éléments implicites qui en biaisent le déroulement. En mettant face-à-face deux doctrines politico-économiques ayant connu, en leur temps, de grands succès intellectuels (le développementalisme et le tiers-mondisme), mais en montrant aussi de mémorables échecs sur le terrain, R. Boudon étaye sa thèse : aussi « raisonnées » soient-elles, les sciences n'échappent pas à l'idéologie. Il distingue trois sortes de biais :
Contre le relativisme ! Plus facilement encore que dans le cas du vrai, philosophes et sociologues modernes admettent que nos idées du bien ou du beau sont relatives : relatives à une culture, une époque, voire aux individus. Ce sont donc, par excellence, des croyances. Mais pour R. Boudon, elles ne sont pas pour autant déterminées par des sentiments, ou des décisions arbitraires : tout comme l'ensemble de nos jugements de vérité, elles obéissent à de « bonnes raisons ». Dans Le Juste et le Vrai (1995), Boudon s'attaque, apparemment, à une autre question : celle des jugements moraux, portant non sur le vrai, mais sur le beau, le bon et le bien : tout comme l'ensemble de nos jugements de vérité, ils obéissent à de « bonnes raisons » objectives dans la mesure où il existe un sens commun qui nous interdit d'être complètement relativistes, à la mode du « chacun ses goûts ». Ce sens commun est situé dans une époque et dans un lieu, mais c'est le signe que nous n'avons pas besoin de contraintes et de dogmes pour consentir à ces valeurs fondamentales : nous avons ces croyances-là parce qu'elles obéissent à des raisons dont nous comprenons le sens. En ce sens, les valeurs morales sont aussi objectives que les jugements de vérité. Il s'en tient à l'idée que ce qui est rationnel, c'est ce que l'individu est capable de comprendre et de justifier avec les moyens ordinaires qui sont les siens, et qui sont faillibles. Les erreurs morales sont aussi fréquentes que les erreurs tout court. Il n'est donc pas légitime d'attribuer à l'acteur des capacités de calcul qui le dépassent, ni de le présenter comme guidé par des sentiments ou des traditions purement acquises par inculcation. Ce rationalisme du sens commun (rationalité ordinaire) mène R. Boudon à s'élever contre tous les relativismes, aussi bien culturels qu'épistémologiques car, pour lui, la diversité de ce que nous croyons vrai ou juste provient des erreurs de raisonnement que nous pouvons commettre face à un réel contraignant. C'est pourquoi, sans en faire une règle de progrès nécessaire, l'expérience nous apporte des connaissances et des convictions plus solides avec le temps.
La rationalité axiologique de Max Weber peut etre considérée comme une déclinaison de la rationalité cognitive. Avant lui, Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), mobilise la notion de spectateur impartial : c'est l'individu qui met entre parenthèses ses passions et ses intérêts pour faire appel à son bon sens. C'est un individu obésissant à la rationalité ordinaire. Dans l'exemple de l'impot sur le revenu, le respect de la dignité de tous est un des principes qui implique que les pauvres soient subventionnés par la classe moyenne, en raison de son importance numérique, et la cohésion et la paix sociale sont les effets attendus. Sans doute, certains citoyens, des économistes, s'opposent à ce consensus qui est pourtant le produit de la rationalité ordinaire. Probablement parce qu'ils ne s'en tiennent qu'à la rationaltié instrumentale, ils s'attachent aux effets attendus, et négligent la dimension axiologique et les principes associés. Anisi l'évolution morale, politique, sociale et juridique des sociétés ouvertes est le produit de la rationalité ordinaire, et se fait en deux temps : innovation puis sélection rationnelle des idées ou des institutions nouvelles, sous le regard du spectateur impartial et de sa rationalité oridinaire. Il y a alors rationalisation et réalisation d'un programme diffus visant à définir des institutions et des règles destinées à respecter au mieux la diginité et les intérêts vitaux de chacun. Selon Weber, dès le Ier siècle, ce programme s'accompagne de la mise sur le marché de la notion de citoyenneté pour tous, que l'on doit à l'Epitre aux Galates de Saint Paul. Cette notion occupera tout l'Occident durant un millénaire et la notion de personne sera une autre étape importante dans la réalisation de ce programme, qui selon Durkheim, se développe sans s'arrêter tout le long de l'histoire. L'homme a toujours été individualiste dans la mesure où il se préoccupe de sa dignité et de ses intérets vitaux, mais ce programme a été approfondi sous l'effet de l'esprit critique de l'être humain et de sa libre pensée.
La philosophie grecque puis le christianisme ont installé l'idée que seules les raisons de validité universelle pouvaient fonder le juste et le vrai. Cette idéal a traversé tout l'Occident, chez Aristote, Platon, Erasme, Descartes, Montesquieu, Kant, Voltaire et bien d'autres. Mais cette rationalité détachée de tout contexte devient un leurre à partir du milieu du XIXe siècle avec les conflits entre Etats nations, et les conflits politiques et sociaux qui minent l'Europe. Les historiens et les philosophes abandonnent alors l'idéal universaliste de la rationalité. Avec Nietzsche et Marx, on observe un renversement des valeurs du juste et du vrai au profit de l'utile : la fausseté d'un jugement n'est pas une objection contre ce jugement, une régle inédite qui définit une "nouvelle langue" (Nietzsche, 1886, Par dela le bien et le mal). Un jugement faux peut etre utile, et les catégories du vrai et du juste seraient des produits de l'illusion. Pour Marx, ce qui est vrai et juste, c'est ce qui est utile aux intérêts du prolétariat. Mais ce renversement va produire des effets imprévus avec notamment l'installation provisoire au XXe sicèle de doctrines racistes. Conclusion : les comportements sociaux de l’individu doivent être analysés, sauf preuve du contraire, comme rationnels La théorie de la rationalité ordinaire non seulement prolonge, mais enrichit la théorie philosophique de la raison. En distinguant rationalité axiologique et rationalité instrumentale, en conjuguant cette distinction avec le conflit entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, Max Weber montre qu’il a médité Kant. La théorie de la rationalité axiologique qui émerge des analyses concrètes de Weber résout les difficultés soulevées par la théorie de la raison pratique de Kant dans la mesure où elle permet d’expliquer, non seulement l’universalité des sentiments moraux, mais la variation de leur contenu en fonction de la diversité des situations caractérisant la vie sociale. Nombre de théories produites par les sciences sociales permettent de percer le mystère des phénomènes sociaux. Sur certains sujets, on peut même affirmer qu’elles disposent d’une capacité de prédiction. À partir du moment où une institution est préférée à une autre parce que la première apparaît à l’opinion comme meilleure au vue de raisons susceptibles d’être partagées, on peut prédire qu’elle se pérennisera sauf accident. Lorsque les raisons qui inspirent une minorité sur un sujet paraissent plus fortes que celles sur lesquelles s’appuie l’ensemble du public à un moment donné, on peut prévoir que l’opinion est appelée à basculer sur ce sujet. La théorie de la rationalité cognitive affirme que toute action sociale tend à s'appuyer sur des raisons. On ne peut percevoir une raison comme valide que si on a l’impression qu’autrui la percevrait comme telle.C’est pourquoi l’action sociale de l’individu inspiré par la rationalité cognitive a vocation à représenter l’atome des sciences sociales. C’est seulement à partir de cet atome qu’on peut expliquer un phénomène social macroscopique, quel qu’il soit. Les explications des phénomènes sociaux qui se sont imposées se donnent un atome de ce genre. Cela ne démontre pas que l’être humain soit rationnel, mais que les comportements sociaux de l’individu doivent être analysés sauf preuve du contraire comme rationnels. Les sciences sociales, comme toutes les sciences, visent au réalisme. Mais il s’agit d’un réalisme de second degré qui renonce à faire de la connaissance un miroir de la nature, tout en maintenant l’idéal de l’objectivité. La réflexion des sciences sociales sur la rationalité prolonge et enrichit celle de la philosophie sur la raison. La distinction de Montaigne entre l’utile et l’honnête s’approfondit dans la distinction entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique, éthique de conviction et éthique de responsabilité, principe d’efficacité et principe de justice. Prendre en compte la richesse de la réflexion des sciences économiques et sociales sur la rationalité est finalement indispensable à l’intelligence des phénomènes moraux, sociaux, économiques et politiques et par suite à l'éducation et à la formation non seulement du spécialiste mais du citoyen. Critiques De nombreuses critiques ont été adressées à cette construction. Certains estiment que la « théorie générale de la rationalité » (TGR) ne saurait épuiser la complexité du social comme de la psychologie humaine. Les « bonnes raisons » de Boudon éliminent à bon compte [...] les décisions et actes non rationnels et non intentionnels que chaque individu réalise à chaque instant. Ainsi, la sociologue canadienne Mélanie Girard montre-t-elle dans sa thèse que, lors des débats au sein d'assemblées délibératives, les interventions des participants sont souvent provoquées par d'autres interventions, sans que l'intention du locuteur intervienne, ou alors seulement de façon détournée de cette intention initiale. Ainsi, selon une autre critique récurrente, l'acteur rationnel boudonien n'est pas vraiment en société : il est stratégique, poursuit une fin et ne s'en laisse pas détourner par l'interaction avec les autres acteurs. Plusieurs courants soulignent ainsi l'importance de placer, au centre de l'analyse, non pas tant les individus que les relations qui les unissent (l'analyse de réseaux de Michel Forsé et Alain Degenne ou la sociologie relationnelle de Pierpaolo Donati, Mustafa Emirbayer ou Simon Laflamme). In Vautier, 2013.
La
construction d'ilots de rationalité
L'ilot de rationalité est une représentation théorique qui répond à la question "De quoi s'agit-il ?" dans une situation précise et en vue de projets contextualisés. la construction d'une telle représentation est importante pour une éducation scientifique qui cherche à avoir du sens dans la vie des élèves. L'ilot se référe à des savoirs construits par les hommes de terrain (les médecins, les ingénieurs, les scientifiques mais aussi chacun d'entre nous) lorsqu'ils sont confrontés à des situations précises dont la particularité est importante et pour lesquelles les savoirs disciplinaires standardisés conviennent mal. L'ilot de rationalité est l'aboutissement établi d'une élaboration et d'une construction théorique (mais évidemment révisable, comme toute modélisation scientifique). Il peut être aussi abstrait que n'importe quelle théorie scientifique. Il peut aussi être fortement socialisé, voire standardisé dans une communauté particulière. Si un îlot de rationalité contient bien une charge affective - comme tout concept scientifique qui n'est jamais aussi neutre qu'on veut parfois le faire croire - il reste qu'il participe à l'idéal scientifique, déjà bien exprimé par Descartes, de garder une distance critique par rapport aux passions et à l'affectivité. Un îlot de rationalité est le résultat d'un processus intellectuel, et non uniquement d'une réaction affective (même si le processus intellectuel est toujours empreint d'affectivité). On pourrait probablement se place ici dans une forme de rationalité que Boudon (2009) qualifie de rationalité cognitive. L'ilot de rationalité est ainsi une construction mentale ou symbolique qui peut prendre la place d'une réalité ou d'une situation, dans des débats ou des analyses. C'est finalement une construction théorique parfois aussi élaborée que des concepts scientifiques disciplinaires, mais qui relève des sciences de terrain ou de la théorisation technologique. La réponse à la question fondamentale : "De quoi s'agit-il ?" Saisir la complexité et la globalité de la situation L'ilot est destiné à prendre la place de la situation complexe dans les discussions qui la concernent. Et il doit prendre en considération de multiples dimensions du problème. C'est une représentation permettant de débattre, tenant compte de la globalité de la situation. Pour se représenter une situation, il faut, à un certain moment, sélectionner les éléments qu'on jugera pertinents au projet que l'on a. En prenant l'image d'un "ilot" au milieu d'un océan d'ignorance, l'ilot de rationalité correspond à la sélection des informations et la structuration du modèle qui a pour but - comme d'ailleurs toutes les modélisations scientifiques - de permettre une discussion de la situation qui ne se résume pas en un dialogue de sourds (notion de rationalité). Cette discussion - in petto ou avec d'autres - peut éclairer des processus décisionnels (même si ceux-ci ne se réduisent évidemment pas à leurs seules composantes rationnelles). La construction d'un îlot de rationalité implique aussi, comme dans toute démarche scientifique, une prise de distance par rapport à une affectivité qui occulterait les contraintes du problème envisagé - ce que les psychologues appellent le "principe de réalité" et les philosophes "l'altérité". Il s'agit donc aussi de se mettre à l'épreuve de l'altérité (Lamarre, 2006) et d'apprendre à penser contre soi-même (Houdé, 2015).
L'ilot de rationalité : une construction à visée communicationnelle et décisionnelle, toujours reliée à un contexte et à un un projet Un "îlot de rationalité" est la représentation qu'on se donne d'une situation précise, représentation qui implique toujours un contexte et un projet qui lui donnent son sens. Elle a pour objectif de permettre une communication et des débats rationnels (notamment à propos de prises de décisions). Un îlot de rationalité est donc un savoir relatif à une situation. Sa caractéristique principale est d'être explicitement relié à un contexte (publics visés et temps disponible par exemple) et à un projet - contrairement aux savoirs disciplinaires dont les contextes et projets d'origine sont généralempent oubliés. La représentation construite peut bénéficier des savoirs organisés et standardisés de diverses disciplines et l'on pourra, à bon droit, dire qu'elle est le résultat d'un travail interdisciplinaire. Dans le travail interdisciplinaire, les normes de structuration des savoirs et de la situation proviennent du contexte et du projet : l'îlot interdisciplinaire construit doit être pertinent en vue du projet et de son contexte. Le travail interdisciplinaire se caractérise ainsi par son appel aux disciplines pour éclairer des situations singulières. Ilots notionnels, culturels ou pratiques Foure distingue plusieurs types d'ilots de rationalité : ceux se référant à une situation plus notionnelle que concrète et utilitariste, ou encore, ceux se référant plus à du culturel qu'à du pratique ("ilots culturels"). On peut par exemple, avec des élèves, construire un îlot interdisciplinaire de rationalité autour de la notion d'évolution ou d'origine de l'univers. Il s'agit alors de se donner une représentation (en fonction du contexte des élèves - y incluant le temps disponible et leur situation culturelle - et de leurs projets) de ce à quoi se réfèrent ces termes. Et diverses disciplines pourront y contribuer, de la physique et la biologie à la philosophie ou la théologie. De tels îlots de rationalité ont à répondre à la question "De quoi s'agit-il ?" en partant du contexte et des projets des élèves. Ilots de rationalité et éducation scientifique La compétence à construire des îlots interdisciplinaires de rationalité autour de certaines notions comme autour de projets concrets, mériterait de tenir une bonne place dans les objectifs d'une éducation scientifique qui veut avoir du sens (c'est-à-dire être en relation avec la vie concrète des élèves). L'éducation scientifique ne peut se limiter aux sciences disciplinaires mais elle doit englober des démarches proches des sciences dites à projets ou de terrain (comme la médecine ou l'architecture (voir l'exemple de l'aménagement d'une cour d'école). Trop souvent, les élèves n'ont pas l'impression que les cours de sciences sont destinés à leur faciliter le décodage de leur monde à eux, mais plutôt qu'ils sont destinés à les faire entrer dans le monde des scientifiques : "je ne veux pas devenir SVTicien !" m'avait lancé cette élève de troisième à qui je demandais pourquoi il ne s'investissait pas plus dans les apprentissages scientifiques....
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