Rationalité(s), ilots de rationalité(s) et éducation en situation de controverses
Agir et éduquer dans un monde incertain

Benoît Urgelli
last up-date : 3-déc-20

  • Classiquement, en sciences humaines et sociales, la rationalité caractérise une conduite cohérente par rapports aux buts de l’individu. Elle est influencée par des valeurs et des savoirs situés dans un contexte. Nous nous appuyons sur les travaux de Beck (2008) en considérant que nous appartenons à une société du risque et sur la théorie critique de l’École de Francfort qui porte la réflexion sur la relation entre les buts, les moyens et les valeurs, sur l’opposition entre les valeurs des Lumières – égalité et rationalité – et les buts d’efficacité ou de progrès techniques justifiant tous les moyens employés. Carr et Kemmis (1986) opposent la rationalité critique et la rationalité technique ; à partir de cette dernière, tout problème a une solution technique et les individus n’ont pas à exercer leur réflexion pour contrôler le monde. Dans la même perspective, Beck distingue rationalité scientifique et rationalité sociale. La rationalité scientifique ne se préoccupe pas assez des répercussions des technosciences, en contrepoint doit s’exercer une rationalité sociale. Nous considérons que le type de rationalité (technoscientifique ou critique) adopté par les enseignants [...] détermine leur conduite d’enseignement de questions socialement vives. In Simonneaux, 2012, p.19-20.

    Simonneaux, L. (2012). Rationalités d’enseignants en productions animales face aux questions socialement vives en élevage. Recherches en didactique des sciences et des technologies, 5, 9-46.
    Beck, U. (2008). La société du risque, sur la voie d’une autre modernité. Paris : Flammarion.
    Carr, W. & Kemmis, S. (1986). Becoming critical. Londres : The Falmer Press.
  • Fabre, M. (2018). Savoir et valeur. Pour une conception émancipatrice des « Éducations à ». Éducation et socialisation [En ligne], 48.
    Les « Éducations à » sont souvent présentées comme devant importer dans le curriculum des valeurs en plus des savoirs enseignés traditionnellement. Ce dualisme quasi wébérien fait l’impasse sur le fait que, comme l’indique Habermas, tout savoir est mu par un intérêt de connaissance et que d’autre part, les valeurs sont accessibles à une discussion rationnelle et questionnables par des savoirs critiques. L’objet de cet article est de montrer que la philosophie des intérêts de connaissance d’Habermas permet d’orienter les « Éducations à », en dépit des ambiguïtés qu’elles recèlent, dans une direction émancipatrice et critique. Leurs enjeux seraient alors d’accompagner le mouvement de démocratisation, sous-tendu par un intérêt communicationnel qui, dans les sociétés contemporaines, s’oppose à la gestion technocratique des problèmes toujours sur le point de sacrifier le politique à l’expertise. Ce serait là, à l’opposé du relativisme post-moderne qui soutient souvent les « Éducations à », retrouver l’inspiration des Lumières et de Condorcet.

Vers une « théorie générale de la rationalité » (TGR) ?
Application pour une sociologie de l'éducation en situation de controverses

Rationalité instrumentale et rationalité cognitive

L'idée de raison serait le propre de tous les hommes et dominerait les passions. A partir du XVII et du XVIIIe siècle, les tentatives pour comprendre scientifiquement la logique du comportement humain se multiplient (Pascal, Laplace, Condorcet...). La rationalité désigne des mouvements de pensée qui se sont critallisés au point de constituer des disciplines autonomes, plus ou moins transversales, comme dans certains mouvements de recherche attachés à l'ethos scientifique, à savoir la psychologie cognitive ou la science économique, la théorie de la décision ou encore la théorie des jeux. Tous mettent en oeuvre une rationalité instrumentale : l'individu s'efforce de déterminer les moyens les meilleurs et les plus facilement accessibles pour faire face à une situation donnée. Mais selon Boudon (2009), Nozick (1993) et Sen (2005), cette conception instrumentaliste et égoiste de la rationalité n'est pas suffisante : il est nécessaire de prendre en compte l'existence d'une rationalité cognitive qui permet à l'individu de théoriser la situation dans laquelle il se trouve.

Expliquer les comportements individuels ? rationalité et a-rationnel

Les sciences humaines et sociales tentent de proposer des explications de phénomènes collectifs à partir de l'étude scientifique des comportements individuels. Le comportement individuel a des causes efficientes, parce qu'il a été victime de tel effet (motif de type parce que...), ou des causes finales, afin d'obtenir tel effet (motif de type afin de...). Et il existerait 2 types d'explication du comportement : un explication rationnelle (intention de satisfaire un désir, d'atteindre un but) et un explication a-rationnelle (synonyme de irrationelle mais moins polysémique) qui l'explique par des forces échappant plus ou moins au controle de l'individu.

Individualisme méthodologique et théorie du choix rationelle (TCR) : la rationalité instrumentale

La version moderne de la conception instrumentale de la rationaité est qualifiée de théorie du choix rationelle TCR. Elle est utilisée en criminologie, en science politique, en économie et en sociologie. Elle s'inscrit dans le cadre du l'individualisme méthodologique (IM) de Max Weber : la sociologie ne peut que partir de l'action de l'individu. Si on considère que le comportement de l'individu est le résultat d'un conditionnement par son environnement socioculturel (approche holistique), on néglige la rationalité de l'individu. Dans ce cadre théorique, toute action est déterminée par les intentions, les fins de l'individu (es causes finales).

L'IM se définit par trois postulats :

  1. tout phénomène social résulte de comportements individuels (postulat de l'individualisme)
  2. il est toujours possible de comprendre le comportement d'un individu en reconstruisant le sens qu'il a pour lui (postulat de la compréhension)
  3. un individu adopte un comportement parce qu'il a des raisons de le faire (postulat de la rationalité) : la cause d'un comportement repose donc sur les raisons de l'individu dépendantes de données s'imposant à lui.

L'IM est parfois conjugué à trois autres postulats :

  1. le sens de l'action de l'individu réside dans ses conséquences (postulat du conséquentialisme)
  2. et notamment les conséquences qui le concernent en priorité (postulat de l'égoisme)
  3. l'individu se comporte en fonction d'un calcul couts-avantages (CCA) maximisant la différence entre les deux (postulat du CCA)

Comprendre un comportement individuel, dans ce cadre, c'est construire une théorie des raisons responsables de ce comportement qui soit compatible avec l'ensemble des faits connus. Contrairement à la vision naturaliste de l'humain, les ressources de l"individu ne déterminent pas son comportement, ils le paramètrent et le balisent (mon budget paramètre mais ne détermine pas ma consommation, Boudon, 2009, p.34).

Les échecs de la rationalité instrumentale et de la TCR : l'oubli des croyances et l'importance de la rationalité cognitive

La TCR conduit cependant à des explications autosuffisantes, qui ne débouchent pas sur des questions additionnelles. Elle bute également devant un nombre important de phénomènes sociaux, comme le paradoxe du vote par exemple : pourquoi je vote alors que mon vote n'a qu'une chance pratiquement nulle d'influencer le résultat d"une consultation populaire ? Certains ont proposé une solution du type pari de Pascal : je vote par précaution, le cout du vote étant faible, pour couvrir des risques improbables mais aux enjeux considérables, un peu comme pour une assurance incendie. D'autres ont introduit l'idée que l'abstention nuit à la réputation sociale de l'individu. Mais alors pourquoi l'abstention serait considérée d'un mauvais oeil ? D'autres enfin estiment qu'il s'agit d'un comportement de caractère expressif pour l'individu mais les individus concernés rejettent cette explication. La TCR n'arrive donc pas à expliquer cette réalité sociale, comme elle ne peut expliquer le fait que les citoyens allemands acceptent plus frequemment la présence de déchets nucléaires sur leur territoire quand on ne leur propose pas de dédommagement que quand on leur en propose.

Si la TCR échoue dans l'explication de certaines réalités sociales, c'est parce que certains comportements s'appuient sur des croyances, c'est à dire sur l'adhésion à une proposition de type je crois que X, quelle que soit la nature de X. La TCR ne dit rien sur les croyances alors que l'on peut considérer qu'une croyance résulte de l'adhésion à une théorie, ce qui est un acte rationnel. Il s'agit alors d'une rationalité cognitive et non instrumentale : on adhére à une théorie parce qu'on la croit vraie.

Meme si la TCR est considérée par les économistes comme un outil fondamental, elle n'a également pas grand chose à dire sur les sentiments moraux ni sur les phénomènes d'opinion. En considérant la rationalité comme uniquement instrumentale, la TCR ne permet donc pas de pénétrer l'univers des préférences, des objectifs, des opinions, des représentations et des valeurs de l'individu. La théorie de la rationalité ordinaire y parvient mieux...

Les croyances, produit de la rationalité ordinaire (TRO) ? l'approche intellectualiste de Weber et Durkheim

  • voir l'article Croyances dans l'ouvrage les 100 mots de la sociologie, de Serge Paugam (2010) : la conception des croyances engage une conception paradigmatique du monde social et se situe au coeur de la conception même du social...

Pour expliquer les croyances portant sur la représentatiion du monde, on postule ici qu'elles sont le produit de la rationalité ordinaire, et non le fruit d'illusions. Weber et Durhkeim défendent l'idée que les croyants ont des raisons de tenir leurs croyances pour valides, étant donné le contexte qui est le leur (exemple des paysans, fidèles à la religion polythéiste (païens), alors que les officiers et fonctionnaires romains admirent les cultes monothéistes importés du Moyen Orient). Voyons d'autres exemples de croyances :

  • Pour expliquer la croyance aux miracles, selon Durkheim (1979 [1912]), dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, la sociologie doit respecter les impératifs de l'esprit scientifique, à savoir :
  1. pour expliquer un phénomène social, et en particulier une croyance, il faut en trouver les causes,
  2. les causes résident dans les raisons que le croyant a d'y adhérer telles que l'on peut les reconstruire notamment, mais pas exclusivement, par ses déclarations,
  3. l'observateur doit faire abstraction du savoir dont il dispose lui même pour pouvoir identifier les raisons du croyant.

Durkheim postule donc la rationalité du croyant et rejette toute théorie faisant des croyances religieuses l'effet d'illusions ou d'hallucinations : il ne peut accepter que l'être humain soit victime d'illusions grossières durablement. Si l'individu perçoit des émotions lors d'un culte, c'est en raison d'une théorie. L'affectif et le rationnel se composent, plus qu'ils ne s'opposent (Boudon, 2009, p.65). Pour Durkheim, les causes ultimes du fait qu'on croit à ce que l'on croit résident dans les raisons qu'on a d'y croire. On peut parler d'intellectualisme, et penser que la TRO ignorerait le rôle de la passion, de l'affectif de la violence et plus généralement de l'a-rationnel dans les relations sociales. En rappelant que la souffrance produite par l'injustice n'est pas dépourvue de raisons, on peut citer les objections suivantes à l'intellectualisme :

  • Ceux qui sacrifient leur sang et leur vie ne sacrifient pas de même ce qu'ils appellent leur raison. Il est plus facile de mener cent mille hommes au combat que de soumettre l'esprit d'un persuadé. Voltaire, Du protestantisme et de la guerre des Cévennes
  • Ce ne sont pas les intérets réels ou supposés mais les idées qui gouvernent l'action humaine. Weber, 1986 [1920]
  • Les conflits les plus violents, y compris les conflits avec soi-même, ne portent-ils pas sur les valeurs et les idées ? Boudon, 2009, p.117.

 

  • Pour Durkheim, les croyances religieuses peuvent s'expliquer strictement de la même façon que les croyances scientifiques. Durkheim prend l'exemple de la croyance en l'existence de l'âme, une croyance universelle, source de représentations collectives sur l'origine et la destinée de l'âme. L'auteur explique l'universalité de l'âme par le fait q'uelle symbolise la dualité de l'individu en société : singulier, obeissant à des intérets égoistes, et membre d'une communauté invité à refreiner ses passions et à se donner des desseins inspirés par des valeurs qu'autrui serait susceptible d'accepter.
  • Pour expliquer les croyances magiques comme les danses de la pluie, trois explications ont été proposées :
  1. Pour Wiitgeinstein, ce rituel exprime le désir que la pluie tombe sur les récoltes et obéirait donc à une rationalité expressive. Mais cette explication est rejetté par les individus eux-mêmes qui repoussent l'idée que leurs rituels soient dépourvus d'effets.
  2. Pour Levy-Bruhl, les personnes qui pratiquent ce rituel obéissent à des régles d'inférence différentes de celles de la culture occidentale : ils confondraient les relations de causalité et de similarité, et ne seraient pas sensibles à la contradiction logique. Cette explication utilise des hypothèses conjecturales, ad hoc et circulaires.
  3. Pour Weber et Durkheim, ces rituels sont l'effet d'une rationalité ordinaire dans sa version contextuelle. Cette explication est compatible avec l'ensemble des faits connus. Et même lorsque la TRO échoue, les magiciens imaginent des hypothèses auxiliaires (rituel mal accompli, mauvaise humeur des dieux, perturbation de l'expérience par des facteurs non identifiés....) car le marché de la production de nouvelles théories de la pensée magique est peu actif, l'éducation et l'alphabétisation scientifique étant encore peu développée (Boudon, 2009, p.73). Quoiqu'il en soit, selon Durkheim, l'adhésion a ces croyances magiques s'explique par le fait que les individus ont des rasions d'y adhérer. Même si l'homme moderne les considère comme a-rationnelle, elles sont le produit d'une rationalité ordinaire, variable dans le temps et en fonction des sociétés. Ainsi à la fin du Moyen age, la philosophie d'Aristote voit le cosmos comme régi par des lois immuables qu'on ne peut influencer par la magie et à partir du XVIe siècle, les humanistes néo-platoniciens vont plutot adhérer à l'idée que le monde des apparences est gouverné par des forces cachées qu'on peut tenter d'infléchir.

La TRO permet donc d'expliquer les croyances. Elle considère que les objectifs personnels que l'on se donne sont le produit de la rationalité ordinaire.

Application de la théorie de la rationalité en sociologie de l'éducation : l'exemple de l'inégalité des chances à l'école

Pour expliquer l'inégalité des chances (Boudon, 2009, p.75), on évoque couramment les raisons suivantes : l'inégalité des acquis cognitifs transmis par la famille, ou la diversité des valeurs caractérisant les catégories sociales (thèse déterministe). Ces raisons justifieraient le fait que l'école tente de compenser les différences d'apprentissages cognitifs au sein des familles.

Mais un autre système de raisons évoque le fait que les jeunes tendent à fixer le niveau social ou le type d'activité qu'ils visent en prenant en référence le type de statut ou d'identité sociale atteint par les personnes qui les entourent, et avec lesquelles ils sont en relation. Ils tentent ensuite d'estimer la probabilité pour eux d'atteindre le niveau d'instruction nécessaire, voire de dépasser le statut qu'ils prennent comme référence.

  • Capital culturel et langagier ou stratégies d'acteurs rationnels ? Raisons, valorisations et trajectoires individuelles et collectives
    in Pottier, J.-M. (2020). Les inégalités scolaires 50 ans après Bourdieu. Sciences Humaines, 324(4), 39-39.

    Selon Bourdieu et Passeron dans les Héritiers (1964), le système permet « d'assurer la succession discrète à des droits de bourgeoisie qui ne sauraient plus se transmettre de manière directe et déclarée », tout en convainquant « les déshérités qu'ils doivent leur destin scolaire et social à leur défaut de dons ou de mérites ».
    Boudon propose dans L’Inégalité des chances (1973) une explication des inégalités de réussite en termes de calcul coûts-bénéfices : les enfants de milieux populaires réussissent moins, non faute de capital culturel mais parce qu’à chaque carrefour de leur histoire scolaire, ils comparent les coûts de la poursuite d’études (plus élevés pour eux) et les bénéfices (moins élevés).

    Le constat : les enfants d’ouvriers ont toujours quatre à cinq fois plus de risques d'afficher un retard de connaissances à l’entrée au collège que ceux de cadres. Alors qu’ils pèsent un quart des effectifs des collèges publics, ils ne représentent plus que 12 % à l’université et leur proportion décroît à chaque étape du cursus : 9 % en master, 6 % en doctorat. Si les enfants d’ouvriers et d’employés représentent aujourd’hui plus de 28 % des effectifs du supérieur, contre 34 % pour les enfants de cadres et professions intellectuelles, ils sont trois fois moins nombreux que ces derniers en prépa, trois à quatre fois moins en médecine, quatre fois moins en école de commerce, sept fois moins dans les écoles normales supérieures. Pourquoi la reproduction persiste ?

    Comme l’écrivaient Bourdieu et Passeron, l’histoire scolaire, contrairement à ce qu’elle aimerait faire croire, n’est pas « une histoire sans préhistoire ».
    Par ailleurs, de nombreux sociologues observent de près ce qui se passe au sein d’un établissement ou d’une classe. La sociologie française de l’éducation ne s’intéresse aujourd’hui pas seulement à la « demande » scolaire (les inégalités économiques et culturelles entre familles) mais aussi à l’« offre », c’est-à-dire « l’organisation et les interactions scolaires » (Dubet, Inégalités scolaires : structures, processus et modèles de justice. Le débat en France au cours des cinquante dernières années », Revue européenne des sciences sociales, 2019/2). C’est par exemple la logique de L’école qui classe, dans lequel Joanie Cayouette-Remblière inventorie « les habits neufs de la reproduction » à partir d’une enquête de terrain auprès de 530 élèves, de leur sixième au baccalauréat. Son livre confirme l’hypothèse d’un décalage entre les dispositions sociales de certains élèves et celles « valorisées par la forme scolaire ». il pointe également l’importance d’un facteur comme la composition des classes, biaisée par le choix des options (Joanie Cayouette-Remblière, L’école qui classe. 530 élèves du primaire au bac, Puf, 2016).

    Des héritiers ou des initiés ? Le sociologue belge Hugues Draelants propose de penser la reproduction par l’école en termes d’« initiés » plutôt que d’« héritiers ». Là où l’héritier opérait une reproduction par osmose avec son milieu familial, l’initié est, typiquement, l’enfant d’enseignant, « celui qui possède la carte et la boussole pour s’orienter dans le dédale scolaire », qui « est capable de lire entre les lignes et de décoder le discours institutionnel qui tend à mettre sur le même plan des formations d’inégales valeurs (Hugues Draelants, Comment l’école reste inégalitaire. Comprendre pour mieux réformer, Presses universitaires de Louvain, 2019). Plus actif, donc. Des stratégies sont à l'oeuvre : Dans Des « héritiers » en échec scolaire, la première enquête sur les « méshéritiers » : des enfants a priori richement dotés en capital culturel mais qui n’ont pas encore réussi à le faire fructifier, en raison de leur position au sein d’une fratrie, d’événements familiaux (un divorce, par exemple), du rapport ambigu entre la profession de ses parents et leur capital culturel (Gaëlle Henri-Panabière, Des « héritiers » en échec scolaire, La Dispute, 2010). S. Garcia, dans Le Goût de l’effort, estime, elle, qu’on « s'illusionne peut-être beaucoup sur les effets indirects du capital culturel », car « la réussite des élèves issus de classes plus favorisées ne va pas de soi et repose sur des pratiques parentales que l'on peut qualifier de pédagogiques et non considérées par l'école », allant de la lecture de l’alphabet sous forme de jeu à l’encadrement des devoirs (Sandrine Garcia, Le Goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Puf, 2018). Réapprendre à lire (Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. De….), un livre très débattu, fruit de trois années d'expérimentation dans deux écoles, montrent les effets contre-productifs de certaines pédagogies sur les enfants les moins favorisés : en les soumettant à des pédagogies « implicites » et « peu systématiques », elles ont compliqué leur participation au « jeu scolaire » et concouru à « l’inégale distribution du capital culturel ». Un problème que les deux chercheures proposent de combattre au moyen d’une « pédagogie rationnelle » fondée sur l’enseignement systématique du code syllabique, des ateliers de renforcement pour les élèves moins avancés, le partage de techniques d’apprentissage avec les parents… Cette idée d’une pédagogie rationnelle fondée sur l’explicite était justement au cœur des Héritiers… Bourdieu ne semblait pourtant pas y avoir totalement renoncé, lui qui, dans un entretien au magazine japonais Sekaï, a un jour déploré l’effet « catastrophique » provoqué par le mot « reproduction » avant de rappeler que « la loi de la pesanteur, c'est ce qui a permis de voler ».

    Paru à l’automne 2019, Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants (Seuil), l'ouvrage dirigé par Bernard Lahire rappelle l’importance du capital culturel, qui fait que les enfants se retrouvent « inégalement dotés d’expériences culturelles scolairement et socialement rentables ». Culturel, et surtout « langagier », c’est-à-dire hérité des pratiques de lectures des parents ou de leur habitude de prendre la parole en public dans leur cadre professionnel : « On voit dans Enfances de classes des enfants qui sont déjà des leaders à 5 ans, alors que leurs parents sont des leaders dans leurs métiers ». Plus généralement, en matière de rapport au monde, les parents se montrant plus ou moins enclins, vis-à-vis de leurs enfants, à « pédagogiser la vie », c’est-à-dire à les inciter à exercer leur raisonnement ou leur capacité d’interrogation au quotidien en dehors du cadre scolaire. L’ouvrage fait aussi le constat de stratégies de scolarisation propres aux classes supérieures, comme l’apprentissage anticipé de la lecture ou le choix précoce du privé. [...]. Certains vont jusqu'à proposer immédiatement à leurs enfants une pédagogie alternative ou une scolarité bilingue.

    Comprendre les trajectoires sociales et scolaires : Chantal Jaquet a publié Les Transclasses ou la non-reproduction (Puf, 2014) et a codirigé avec Gérard Bras l’ouvrage collectif La Fabrique des transclasses (Puf, 2018). Pour elle, il est tout à fait intéressant de réfléchir aux mécanismes qui peuvent produire un changement de trajectoire sociale [...] sans préjuger de la qualité de ces trajectoires mais les comprendre, alors qu’on a tendance à les analyser en termes de jugement de valeur, d’ascension ou de déclassement. Certains termes s’accompagnent des idéologies du mérite, ou d’une place naturelle assignée à chacun, qui alimentent toutes deux un conservatisme social. Même si les conditions économiques et les institutions jouent un rôle décisif, il n’y a pas de facteur qui soit absolument déterminant à lui seul. Il faut également prendre en compte les parents et leurs désirs, la place dans la fratrie, l’orientation sexuelle, les rencontres, les affects… Saisir tous les fils d’une existence et les nouer ensemble sans en exclure aucun et sans avoir une explication monolithique d’un parcours. La preuve en est que dans une même famille, deux enfants ayant eu la même éducation ne connaissent pas forcément la même trajectoire sociale.
    Le travail de Bourdieu et Passeron a été extrêmement utile pour rompre avec l’illusion selon laquelle l'école serait toujours libératrice. Mais il ne faut pas non plus tordre le bâton dans l’autre sens et lui faire porter toute la responsabilité des injustices. Dans l'école existent aussi des agents qui ne sont pas seulement des courroies de transmission, des enseignants qui peuvent jouer un rôle décisif dans des orientations. L’école engendre aussi des possibilités d’émancipation et des parcours atypiques.

La diversité des processus individuels de valorisation (choix opéré en matière de valeurs) ne doit donc pas être négligée. Si on s'en tient uniquement aux processus collectifs de valorisation, avec ce système de raisons et de valorisation, un monomaniaque des collections de timbres postes ne peut prétendre à la même reconnaissance sociale et à la même valorisation collective que le pianiste ou le chirurgien.

Le postulat de "l'acteur social rationnel" : une autre grille de lecture que celle de la théorie de la reproduction
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont fait de la sociologie de l'éducation une préoccupation importante de la sociologie contemporaine en publiant Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). [...] Le travail des deux sociologues [...] s'inscrit dans un ensemble de recherches qui, au cours de la même période, ont visé chacune à sa manière à démontrer que les systèmes scolaires contribuent à l'aliénation des classes populaires. Parmi les plus connues, il faut citer celles de Christian Baudelot et Roger Establet (L'Ecole capitaliste en France, 1971), de Claude Grignon (L'Ordre des choses, 1971) ou du Britannique Basil Bernstein (Langage et classes sociales, 1975).[...] Mais l'analyse de P. Bourdieu et J.-C. Passeron a aussi été très tôt critiquée.
Dès 1972, dans un livre intitulé L'Inégalité des chances, Raymond Boudon récuse la thèse déterministe des deux auteurs, qui posaient que les individus agissent en fonction de « dispositions » sociales qu'ils ont inconsciemment « intégrées » pendant leur enfance et qui dirigent leurs comportements. R. Boudon part d'un postulat inverse : celui de l'acteur social rationnel, emprunté aux théories économiques. De son point de vue, les inégalités sociales observées dans les parcours scolaires sont le résultat de la juxtaposition de stratégies divergentes, adoptées consciemment par les familles en fonction des informations dont elles disposent et de leur manière d'évaluer les avantages et les coûts d'une poursuite d'études. « L'éventualité de devenir, par exemple, instituteur, écrit R. Boudon, n'est pas perçue de la même manière par le fils d'un ouvrier et par le fils d'un membre de l'académie des sciences. » Le fils d'ouvrier se satisfera d'un statut qui constitue pour lui une progression sociale notable, alors qu'il anticipera négativement le coût psychologique et financier d'études longues, ce qui ne sera évidemment pas le cas du fils d'universitaire. Le phénomène de « reproduction » sociale analysé par P. Bourdieu et J.-C. Passeron ne serait alors qu'un effet pervers d'une accumulation de choix individuels rationnels (d'où le nom d'« individualisme méthodologique » donné à cette interprétation), mais dépendants de la position sociale initiale des acteurs.
En introduisant la notion de stratégie des acteurs dans la sociologie de l'éducation, R. Boudon lui a offert une autre grille de lecture que celle qu'avait imposée la théorie de la reproduction. Si la quasi-totalité des sociologues contemporains de l'éducation reconnaissent leur dette à l'égard de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, ils ont aussi cherché à dépasser ou à approfondir une analyse qui tend à enfermer les pratiques éducatives dans une logique unilatérale, et l'ont fait en cherchant à mieux saisir les pratiques des acteurs.

La sociologie des croyances : l'approche compréhensive

Chez Raymond Boudon, l’acteur social est réputé «rationnel», autrement dit «agissant en connaissance de cause». Ce qui veut dire que l’on ne lui suppose pas une passivité si grande qu’il puisse être considéré comme principalement influencé par sa classe sociale – ou la représentation qu’il s’en fait –, ses parents, sa formation, son métier, sa condition, etc. Les motivations de l’acteur, le sens qu’il donne à ses actions, doivent donc être prises au sérieux. On ne supposera pas – comme le font par exemple les psychanalystes – de déterminations inconscientes qui le dominent. De même, comme l’explique R. Boudon, on ne lui attribuera pas, comme l’ont fait certains anthropologues déroutés par les croyances magiques des «primitifs», une mentalité profondément illogique et différente de celle de l’homme instruit. On ne lui attribuera pas, comme le fait Jean-Paul Sartre, une mauvaise foi fondamentale, lui permettant de croire une chose à la fois fausse par conviction, et vraie par intérêt. Enfin, et contrairement à certains traits de la théorie d’Emile Durkheim, on considérera comme secondaires les émotions et affects qui pourraient influencer ce qu’il croit vrai. En cela, R. Boudon se différencie des sociologues de son temps comme Raymond Aron et Edward Shils, qui accordent aux passions et au fanatisme une grande importance dans la formation des croyances.

Plus qu’une théorie de l’acteur rationnel, la sociologie de R. Boudon est une approche individualiste du social : il invite à se pencher sur ce que pensent les acteurs. La rationalité qu’il pratique est de l’ordre du raisonnable, tout le problème étant de comprendre comment une croyance peut être à la fois explicable et fausse.

L'approche « compréhensive » des croyances collectives ne fait pas appel en priorité à des causes cachées ou extérieures à celui qui croit (la société, la culture), mais s'intéresse à ce que lui-même peut en dire. Inaugurée au XIXe siècle par Max Weber à propos de la croyance religieuse, cette approche compréhensive a inspiré, depuis les années 1980, une sociologie cognitive des croyances, représentée par divers auteurs, parmi lesquels Raymond Boudon occupe une place à la fois centrale, et comme nous le verrons, très spécifique. Dans L'Idéologie ou l'Origine des idées reçues, publié en 1986, Raymond Boudon tente d'expliquer pourquoi non seulement les hommes ont des croyances douteuses, mais qu'elles sont collectives, c'est-à-dire largement partagées.[...] Boudon montre qu'un raisonnement apparemment bien construit peut mener à des croyances fausses, ou pour le moins douteuses. Les croyances collectives ne sont pas que des rumeurs, des légendes urbaines, des convictions religieuses et politiques : elles existent également au sein des savoirs scientifiques, comme ne cessera de le professer R. Boudon. L'histoire des sciences, en effet, est pleine de théories abandonnées et nous n'avons pas de raison de penser qu'elles aient été adoptées pour des motifs plus irrationnels que celles qui les ont remplacées : raisonner peut aussi bien mener à l'erreur qu'à une vérité solide. Mais si même les sciences sont pleines d'idéologies, en quoi sont-elles plus fiables que n'importe quelle croyance douteuse ?

  • idéologie : chez Boudon, terme assez large pour embrasser les idéologies politiques, mais aussi la magie, ou une théorie scientifique douteuse, bref tout système d'idées argumenté reposant, selon les termes de R. Boudon, sur une crédibilité excessive ou non fondée. Il rejoint en cela l'usage devenu traditionnel du terme « idéologie » pour désigner un ensemble d'idées trompeuses auxquelles beaucoup de gens adhèrent.
  • idéologie : PÉJ. Analyses, discussions sur des idées creuses ; philosophie vague et nébuleuse.
    © 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française
  • idéologie : (fin XIXe ; vocabulaire marxiste) Ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe.
    © 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française
  • idéologie : HIST. PHILOS. Système philosophique qui, à la fin du xviiie et au début du xixe s., avait pour objet « l'étude des idées, de leurs lois, de leur origine » (Lalande).
    © 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française

Quels sont les facteurs favorisant l'adhésion à des idées douteuses, le plus couramment du monde ?

R. Boudon considère que tout raisonnement - sans faire appel à l'inconscient -comporte des éléments implicites qui en biaisent le déroulement. En mettant face-à-face deux doctrines politico-économiques ayant connu, en leur temps, de grands succès intellectuels (le développementalisme et le tiers-mondisme), mais en montrant aussi de mémorables échecs sur le terrain, R. Boudon étaye sa thèse : aussi « raisonnées » soient-elles, les sciences n'échappent pas à l'idéologie. Il distingue trois sortes de biais :

  1. Les biais ou effets de « situation » : tout sujet occupe une position dans la société et, de ce fait, développe des dispositions vis-à-vis des informations qu'il reçoit.
    Un Occidental à qui l'on présentera un faiseur de pluie africain verra en lui un spécialiste rituel, pas un technicien, car dans son esprit, on ne fait pas la pluie comme on allume du feu en frottant des baguettes. De ce simple fait, il classe son action du côté de la magie. En réalité, même les gens instruits ont des raisonnements bancals : ils se trompent souvent en matière de probabilités. Notre compréhension du monde n'est pas parfaite, celle d'un paysan illettré non plus : nous n'avons pas le droit de le juger « irrationnel ». Toutes ces dispositions favorisent l'émergence de préjugés, qui réduisent les possibilités de raisonnements exacts.
  2. Les biais ou effets de « communication » : personne ne peut tout connaître, ni maîtriser tous les savoirs. Nous acceptons donc des vérités qui nous sont simplement communiquées, sans pouvoir les vérifier. Il est normal que nous fassions confiance aux physiciens pour nous expliquer le monde matériel. Cependant, c'est la porte ouverte aux effets d'autorité et aux modes qui véhiculent l'opinion de groupes spécifiques d'intellectuels : ainsi en va-t-il de nombreuses idéologies économiques ou sociales, telles que le marxisme ou le néolibéralisme, qui forment des cadres implicites limitant l'exercice de la pensée.
  3. Les biais ou effets d'« épistémologie » : les producteurs mêmes du savoir sont sujets à des biais de connaissance. Ils peuvent être contenus dans des concepts, véhiculant un a priori (tiers-monde, communauté, etc.), ou bien encore dans des modèles théoriques implicites. Dans les sciences sociales, ce sont par exemple l'utilitarisme ou le fonctionnalisme qui veulent que tout, dans une société, réponde à un besoin ou à un intérêt. R. Boudon en profite, au passage, pour égratigner des auteurs aussi influents (et concurrents) que Michel Foucault et Pierre Bourdieu : n'est-il pas hâtif d'affirmer que la prison existe parce qu'elle profite à la classe au pouvoir (M. Foucault, Surveiller et punir, 1975) ? N'est-il pas abusif de limiter le rôle de l'école, de la culture, de la religion à la reproduction de la domination de classe et de sexe, via les habitus (P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, 1972) ? Les exemples abondent, même chez les classiques, de généralisations fondées sur des a priori, qui ne résisteraient pas à une analyse tenant compte de ce que pensent les acteurs et de ce que montre l'histoire.

Contre le relativisme !

Plus facilement encore que dans le cas du vrai, philosophes et sociologues modernes admettent que nos idées du bien ou du beau sont relatives : relatives à une culture, une époque, voire aux individus. Ce sont donc, par excellence, des croyances. Mais pour R. Boudon, elles ne sont pas pour autant déterminées par des sentiments, ou des décisions arbitraires : tout comme l'ensemble de nos jugements de vérité, elles obéissent à de « bonnes raisons ».

Dans Le Juste et le Vrai (1995), Boudon s'attaque, apparemment, à une autre question : celle des jugements moraux, portant non sur le vrai, mais sur le beau, le bon et le bien : tout comme l'ensemble de nos jugements de vérité, ils obéissent à de « bonnes raisons » objectives dans la mesure où il existe un sens commun qui nous interdit d'être complètement relativistes, à la mode du « chacun ses goûts ». Ce sens commun est situé dans une époque et dans un lieu, mais c'est le signe que nous n'avons pas besoin de contraintes et de dogmes pour consentir à ces valeurs fondamentales : nous avons ces croyances-là parce qu'elles obéissent à des raisons dont nous comprenons le sens. En ce sens, les valeurs morales sont aussi objectives que les jugements de vérité. Il s'en tient à l'idée que ce qui est rationnel, c'est ce que l'individu est capable de comprendre et de justifier avec les moyens ordinaires qui sont les siens, et qui sont faillibles. Les erreurs morales sont aussi fréquentes que les erreurs tout court. Il n'est donc pas légitime d'attribuer à l'acteur des capacités de calcul qui le dépassent, ni de le présenter comme guidé par des sentiments ou des traditions purement acquises par inculcation. Ce rationalisme du sens commun (rationalité ordinaire) mène R. Boudon à s'élever contre tous les relativismes, aussi bien culturels qu'épistémologiques car, pour lui, la diversité de ce que nous croyons vrai ou juste provient des erreurs de raisonnement que nous pouvons commettre face à un réel contraignant. C'est pourquoi, sans en faire une règle de progrès nécessaire, l'expérience nous apporte des connaissances et des convictions plus solides avec le temps.

  • La rationalité ordinaire pour expliquer les croyances normatives et axiologiques : la rationalité axiologique

La rationalité axiologique de Max Weber peut etre considérée comme une déclinaison de la rationalité cognitive. Avant lui, Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), mobilise la notion de spectateur impartial : c'est l'individu qui met entre parenthèses ses passions et ses intérêts pour faire appel à son bon sens. C'est un individu obésissant à la rationalité ordinaire.

Dans l'exemple de l'impot sur le revenu, le respect de la dignité de tous est un des principes qui implique que les pauvres soient subventionnés par la classe moyenne, en raison de son importance numérique, et la cohésion et la paix sociale sont les effets attendus. Sans doute, certains citoyens, des économistes, s'opposent à ce consensus qui est pourtant le produit de la rationalité ordinaire. Probablement parce qu'ils ne s'en tiennent qu'à la rationaltié instrumentale, ils s'attachent aux effets attendus, et négligent la dimension axiologique et les principes associés.

Anisi l'évolution morale, politique, sociale et juridique des sociétés ouvertes est le produit de la rationalité ordinaire, et se fait en deux temps : innovation puis sélection rationnelle des idées ou des institutions nouvelles, sous le regard du spectateur impartial et de sa rationalité oridinaire. Il y a alors rationalisation et réalisation d'un programme diffus visant à définir des institutions et des règles destinées à respecter au mieux la diginité et les intérêts vitaux de chacun. Selon Weber, dès le Ier siècle, ce programme s'accompagne de la mise sur le marché de la notion de citoyenneté pour tous, que l'on doit à l'Epitre aux Galates de Saint Paul. Cette notion occupera tout l'Occident durant un millénaire et la notion de personne sera une autre étape importante dans la réalisation de ce programme, qui selon Durkheim, se développe sans s'arrêter tout le long de l'histoire. L'homme a toujours été individualiste dans la mesure où il se préoccupe de sa dignité et de ses intérets vitaux, mais ce programme a été approfondi sous l'effet de l'esprit critique de l'être humain et de sa libre pensée.

  • Les raisons de validité universelle peuvent-elles fonder le juste et le vrai ?

La philosophie grecque puis le christianisme ont installé l'idée que seules les raisons de validité universelle pouvaient fonder le juste et le vrai. Cette idéal a traversé tout l'Occident, chez Aristote, Platon, Erasme, Descartes, Montesquieu, Kant, Voltaire et bien d'autres. Mais cette rationalité détachée de tout contexte devient un leurre à partir du milieu du XIXe siècle avec les conflits entre Etats nations, et les conflits politiques et sociaux qui minent l'Europe. Les historiens et les philosophes abandonnent alors l'idéal universaliste de la rationalité. Avec Nietzsche et Marx, on observe un renversement des valeurs du juste et du vrai au profit de l'utile : la fausseté d'un jugement n'est pas une objection contre ce jugement, une régle inédite qui définit une "nouvelle langue" (Nietzsche, 1886, Par dela le bien et le mal). Un jugement faux peut etre utile, et les catégories du vrai et du juste seraient des produits de l'illusion. Pour Marx, ce qui est vrai et juste, c'est ce qui est utile aux intérêts du prolétariat. Mais ce renversement va produire des effets imprévus avec notamment l'installation provisoire au XXe sicèle de doctrines racistes.

Conclusion : les comportements sociaux de l’individu doivent être analysés, sauf preuve du contraire, comme rationnels

La théorie de la rationalité ordinaire non seulement prolonge, mais enrichit la théorie philosophique de la raison. En distinguant rationalité axiologique et rationalité instrumentale, en conjuguant cette distinction avec le conflit entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, Max Weber montre qu’il a médité Kant.

La théorie de la rationalité axiologique qui émerge des analyses concrètes de Weber résout les difficultés soulevées par la théorie de la raison pratique de Kant dans la mesure où elle permet d’expliquer, non seulement l’universalité des sentiments moraux, mais la variation de leur contenu en fonction de la diversité des situations caractérisant la vie sociale. Nombre de théories produites par les sciences sociales permettent de percer le mystère des phénomènes sociaux. Sur certains sujets, on peut même affirmer qu’elles disposent d’une capacité de prédiction. À partir du moment où une institution est préférée à une autre parce que la première apparaît à l’opinion comme meilleure au vue de raisons susceptibles d’être partagées, on peut prédire qu’elle se pérennisera sauf accident. Lorsque les raisons qui inspirent une minorité sur un sujet paraissent plus fortes que celles sur lesquelles s’appuie l’ensemble du public à un moment donné, on peut prévoir que l’opinion est appelée à basculer sur ce sujet.

La théorie de la rationalité cognitive affirme que toute action sociale tend à s'appuyer sur des raisons. On ne peut percevoir une raison comme valide que si on a l’impression qu’autrui la percevrait comme telle.C’est pourquoi l’action sociale de l’individu inspiré par la rationalité cognitive a vocation à représenter l’atome des sciences sociales. C’est seulement à partir de cet atome qu’on peut expliquer un phénomène social macroscopique, quel qu’il soit. Les explications des phénomènes sociaux qui se sont imposées se donnent un atome de ce genre. Cela ne démontre pas que l’être humain soit rationnel, mais que les comportements sociaux de l’individu doivent être analysés sauf preuve du contraire comme rationnels.

Les sciences sociales, comme toutes les sciences, visent au réalisme. Mais il s’agit d’un réalisme de second degré qui renonce à faire de la connaissance un miroir de la nature, tout en maintenant l’idéal de l’objectivité. La réflexion des sciences sociales sur la rationalité prolonge et enrichit celle de la philosophie sur la raison. La distinction de Montaigne entre l’utile et l’honnête s’approfondit dans la distinction entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique, éthique de conviction et éthique de responsabilité, principe d’efficacité et principe de justice. Prendre en compte la richesse de la réflexion des sciences économiques et sociales sur la rationalité est finalement indispensable à l’intelligence des phénomènes moraux, sociaux, économiques et politiques et par suite à l'éducation et à la formation non seulement du spécialiste mais du citoyen.

Critiques

De nombreuses critiques ont été adressées à cette construction. Certains estiment que la « théorie générale de la rationalité » (TGR) ne saurait épuiser la complexité du social comme de la psychologie humaine. Les « bonnes raisons » de Boudon éliminent à bon compte [...] les décisions et actes non rationnels et non intentionnels que chaque individu réalise à chaque instant. Ainsi, la sociologue canadienne Mélanie Girard montre-t-elle dans sa thèse que, lors des débats au sein d'assemblées délibératives, les interventions des participants sont souvent provoquées par d'autres interventions, sans que l'intention du locuteur intervienne, ou alors seulement de façon détournée de cette intention initiale. Ainsi, selon une autre critique récurrente, l'acteur rationnel boudonien n'est pas vraiment en société : il est stratégique, poursuit une fin et ne s'en laisse pas détourner par l'interaction avec les autres acteurs. Plusieurs courants soulignent ainsi l'importance de placer, au centre de l'analyse, non pas tant les individus que les relations qui les unissent (l'analyse de réseaux de Michel Forsé et Alain Degenne ou la sociologie relationnelle de Pierpaolo Donati, Mustafa Emirbayer ou Simon Laflamme). In Vautier, 2013.

 

La construction d'ilots de rationalité
pour Eduquer aux sciences en situation de controverses ?

L'ilot de rationalité est une représentation théorique qui répond à la question "De quoi s'agit-il ?" dans une situation précise et en vue de projets contextualisés. la construction d'une telle représentation est importante pour une éducation scientifique qui cherche à avoir du sens dans la vie des élèves. L'ilot se référe à des savoirs construits par les hommes de terrain (les médecins, les ingénieurs, les scientifiques mais aussi chacun d'entre nous) lorsqu'ils sont confrontés à des situations précises dont la particularité est importante et pour lesquelles les savoirs disciplinaires standardisés conviennent mal.

L'ilot de rationalité est l'aboutissement établi d'une élaboration et d'une construction théorique (mais évidemment révisable, comme toute modélisation scientifique). Il peut être aussi abstrait que n'importe quelle théorie scientifique. Il peut aussi être fortement socialisé, voire standardisé dans une communauté particulière.

Si un îlot de rationalité contient bien une charge affective - comme tout concept scientifique qui n'est jamais aussi neutre qu'on veut parfois le faire croire - il reste qu'il participe à l'idéal scientifique, déjà bien exprimé par Descartes, de garder une distance critique par rapport aux passions et à l'affectivité. Un îlot de rationalité est le résultat d'un processus intellectuel, et non uniquement d'une réaction affective (même si le processus intellectuel est toujours empreint d'affectivité). On pourrait probablement se place ici dans une forme de rationalité que Boudon (2009) qualifie de rationalité cognitive.

L'ilot de rationalité est ainsi une construction mentale ou symbolique qui peut prendre la place d'une réalité ou d'une situation, dans des débats ou des analyses. C'est finalement une construction théorique parfois aussi élaborée que des concepts scientifiques disciplinaires, mais qui relève des sciences de terrain ou de la théorisation technologique.

La réponse à la question fondamentale : "De quoi s'agit-il ?" Saisir la complexité et la globalité de la situation

L'ilot est destiné à prendre la place de la situation complexe dans les discussions qui la concernent. Et il doit prendre en considération de multiples dimensions du problème. C'est une représentation permettant de débattre, tenant compte de la globalité de la situation.

Pour se représenter une situation, il faut, à un certain moment, sélectionner les éléments qu'on jugera pertinents au projet que l'on a. En prenant l'image d'un "ilot" au milieu d'un océan d'ignorance, l'ilot de rationalité correspond à la sélection des informations et la structuration du modèle qui a pour but - comme d'ailleurs toutes les modélisations scientifiques - de permettre une discussion de la situation qui ne se résume pas en un dialogue de sourds (notion de rationalité). Cette discussion - in petto ou avec d'autres - peut éclairer des processus décisionnels (même si ceux-ci ne se réduisent évidemment pas à leurs seules composantes rationnelles). La construction d'un îlot de rationalité implique aussi, comme dans toute démarche scientifique, une prise de distance par rapport à une affectivité qui occulterait les contraintes du problème envisagé - ce que les psychologues appellent le "principe de réalité" et les philosophes "l'altérité".

Il s'agit donc aussi de se mettre à l'épreuve de l'altérité (Lamarre, 2006) et d'apprendre à penser contre soi-même (Houdé, 2015).

L'ilot de rationalité : une construction à visée communicationnelle et décisionnelle, toujours reliée à un contexte et à un un projet

Un "îlot de rationalité" est la représentation qu'on se donne d'une situation précise, représentation qui implique toujours un contexte et un projet qui lui donnent son sens. Elle a pour objectif de permettre une communication et des débats rationnels (notamment à propos de prises de décisions). Un îlot de rationalité est donc un savoir relatif à une situation. Sa caractéristique principale est d'être explicitement relié à un contexte (publics visés et temps disponible par exemple) et à un projet - contrairement aux savoirs disciplinaires dont les contextes et projets d'origine sont généralempent oubliés.

La représentation construite peut bénéficier des savoirs organisés et standardisés de diverses disciplines et l'on pourra, à bon droit, dire qu'elle est le résultat d'un travail interdisciplinaire. Dans le travail interdisciplinaire, les normes de structuration des savoirs et de la situation proviennent du contexte et du projet : l'îlot interdisciplinaire construit doit être pertinent en vue du projet et de son contexte. Le travail interdisciplinaire se caractérise ainsi par son appel aux disciplines pour éclairer des situations singulières.

Ilots notionnels, culturels ou pratiques

Foure distingue plusieurs types d'ilots de rationalité : ceux se référant à une situation plus notionnelle que concrète et utilitariste, ou encore, ceux se référant plus à du culturel qu'à du pratique ("ilots culturels"). On peut par exemple, avec des élèves, construire un îlot interdisciplinaire de rationalité autour de la notion d'évolution ou d'origine de l'univers. Il s'agit alors de se donner une représentation (en fonction du contexte des élèves - y incluant le temps disponible et leur situation culturelle - et de leurs projets) de ce à quoi se réfèrent ces termes. Et diverses disciplines pourront y contribuer, de la physique et la biologie à la philosophie ou la théologie. De tels îlots de rationalité ont à répondre à la question "De quoi s'agit-il ?" en partant du contexte et des projets des élèves.

Ilots de rationalité et éducation scientifique

La compétence à construire des îlots interdisciplinaires de rationalité autour de certaines notions comme autour de projets concrets, mériterait de tenir une bonne place dans les objectifs d'une éducation scientifique qui veut avoir du sens (c'est-à-dire être en relation avec la vie concrète des élèves). L'éducation scientifique ne peut se limiter aux sciences disciplinaires mais elle doit englober des démarches proches des sciences dites à projets ou de terrain (comme la médecine ou l'architecture (voir l'exemple de l'aménagement d'une cour d'école). Trop souvent, les élèves n'ont pas l'impression que les cours de sciences sont destinés à leur faciliter le décodage de leur monde à eux, mais plutôt qu'ils sont destinés à les faire entrer dans le monde des scientifiques : "je ne veux pas devenir SVTicien !" m'avait lancé cette élève de troisième à qui je demandais pourquoi il ne s'investissait pas plus dans les apprentissages scientifiques....