Pensée critique, flexibilité cognitive et émotionnelle et enseignement scientifique :
exemple de l'éducation aux controverses climatiques

Benoît Urgelli
last up-date : 30-avr-21

voir aussi Morale laïque, enseignement des sciences et citoyenneté critique

La pensée critique comporte une dimension normative et pas seulement descriptive, In Cosperec, 2018

Le livre Esprit critique de De Vecchi (2015, ESF) est emblématique de cette approche française qui invoque la pensée ou l’esprit critique sans jamais traiter des normes cognitives et règles rationnelles auxquelles toute pensée critique doit obéir. Cette approche normative est au cœur du Critical Thinking, comme le rappelle la philosophe canadienne Sharon Bailin : La pensée critique est essentiellement et fondamentalement un concept normatif. Il fait référence à la bonne pensée. C'est la qualité de la pensée qui distingue la pensée critique de la pensée non critique, et cette qualité est fonction du degré d’adéquation de la pensée aux normes et critères pertinents. C'est donc le respect d’un certain type de normes et de critères qui est la caractéristique déterminante de la pensée critique. [...]

Penser de manière critique suppose d’apprendre àbien argumenter, à bien raisonner, à bien penser. Cela implique la connaissance de normes intellectuelles, règles logiques et critères de rationalité permettant de distinguer, par exemple, les bons raisonnements desmauvais [72]. Il y a des arguments forts et des arguments faibles, des arguments recevables et d’autres irrecevables. L’enquête, la recherche critique, obéit elle-même à certaines règles ou normes.[...] cette approche normative est absente en France comme le relève Thierry Herman :

L’approche francophone de l’argumentation ne prend pratiquement jamais parti sur ce qu’est une bonne ou une mauvaise argumentation. Plus influencée par la linguistique que par la philosophie et la logique, elle tend même à occulter l’idée de norme pour promouvoir une approche purement descriptiviste. Il y a donc en France une cécité à l’égard des éléments logiques et des normes de rationalité. [...]

En France, toute la dimension logique et rationnelle de la pensée est ignorée tant prévaut cette idée que l’on peut développer l’esprit critique des élèves par de simples activités de discussion avec quelques exigences minimales de conceptualisation, d’argumentation et de problématisation. Et dans le primaire comme dans le secondaire, les débats en classe se caractérisent par l’absence de formation à ces normes de la rationalité critique et de l’enquête. [...]

la discussion et l’argumentation semblent aussi étrangères aux sciences (faible intérêt pour les controverses et l’histoire des sciences) que semble étrangère à la discussion l’idée que celle-ci doive obéir à certaines normes, à des exigences d’objectivité et d’impartialité, à des règles logiques dont le non-respect invalide immédiatement une pensée. La discussion est le plus souvent conçue comme une invitation à exprimer des opinions qu’il sera interdit de critiquer, comme s’il était inconvenant ou irrespectueux d’examiner la fausseté ou les faiblesses d’une pensée, de pointer ses confusions, ses contradictions, son indifférence aux faits, etc.[75]

La discussion est réduite à l’exposé par chacun de ses propres idées, suivi de l’expression des désaccords éventuels ; tous sont invités à argumenter ou justifier leur position mais sans qu’il soit envisagé (envisageable ?) de passer ces arguments ou cette justification au crible de la critique. Ce serait manquer au « vivre ensemble », à la tolérance et au droit revendiqué par chacun de conserver ses opinions.

En France « l’ouverture d’esprit » finit par signifier l’exact contraire de ce qu’il signifie outre-Atlantique et devient synonyme du refus de la rationalité, de l’indifférence aux preuves et du droit de ne pas changer ses opinions même quand on aurait de sérieuses et bonnes raisons de le faire. Contre quoi on rappellera la définition que donnait John Dewey [...]

Open-mindedness.This attitude may be defined as freedom from prejudice, partisanship, and such other habits as close the mind and make it unwilling to consider new problems and entertain new ideas. […]It includes an active desire to listen to more sides than one; to give heed to facts from whatever source they come; to give full attention to alternative possibilities; to recognize the possibility of error even in the beliefs that are dearest to us. Mental sluggishness is one great factor in closing the mind to new ideas. The path of least resistance and least trouble is a mental rut already made. It requires troublesome work to undertake the alteration of old beliefs. Self-conceit often regards it as a sign of weakness to admit that a belief to which we have once committed ourselves is wrong. We get so identified with an idea that it is literally a ‘‘pet” notion and we rise to its defense and stop our mental eyes and ears to anything different. Unconscious fears also drive us into purely defensive attitudes that operate like a coat of armor not only to shut out new conceptions but even to prevent us from making a new observation. The cumulative effect of these forces is to shut in the mind, and to create a withdrawal from new intellectual contacts that are needed for learning. They can best be fought by cultivating that alert curiosity and spontaneous outreaching for the new which is the essence of the open mind”.
John Dewey, How We think, 2ème éd., 1933,
p.30.

l’ouverture d’esprit n’a jamais signifié accepter n’importe quoi. Exercer son esprit critique suppose de rejeter tous les points de vue manifestement irrationnels, contradictoires, confus, contraires aux faits, etc. [...] Par exemple, sous la rubrique « Jugement » dans les récents programmes d’Éducation Morale et Civique, on trouve les compétences suivantes : « exposer une courte argumentation pour exprimer et justifier un point de vue et un choix personnels », « s’affirmer dans un débat sans imposer son point de vue aux autres et accepter le point de vue des autres », « prendre part à une discussion, un débat ou un dialogue : prendre la parole devant les autres, écouter autrui, formuler et apprendre à justifier un point de vue ». La dimension normative, sans laquelle aucune pensée ne peut être dite critique est absente. On ne voit pas en quoi le fait d’être capable d’exprimer son point de vue rendrait l’élève capable de jugement critique, et pas davantage le fait de savoir prendre part à une discussion en écoutant les autres. Pourquoi « accepter le point de vue des autres » serait une compétence en soi critique ? C’est aux mieux une forme de tolérance signifiant que l’on accepte que les autres pensent autrement que nous.

Résumé : Météo et climat sont des questions socialement vives, à la fois complexes, expertisées et médiatisées. La prise en charge pédagogique de ces questions, en classe de sciences, vise le développement d'un esprit citoyen critique et scientifique. Elle ne peut se limiter à l'exposition des savoirs climatiques du moment, même si c'est une étape nécessaire. Un objectif d'éducation critique suppose aussi de 1. comprendre la nature des sciences comme activité méthodique de compréhension et de modélisation de la réalité, mais également de 2. différencier sciences, croyances et opinions, et 3. de porter une attention didactique aux dimensions sociopolitiques, historiques, éthiques et émotionnelles qui sont souvent à l'origine de controverses médiatisées.

Pour illustrer ces idées et cet appel à la vigilance didactique dans l'enseignement des sciences, on s'appuiera sur des exemples pris dans l'actualité météorologique et climatique récente, notamment sur la période 2006 - 2018, mettant en scène des acteurs comme Arthus Bertrand, Hervé Le Treut, Hulot, Al Gore, Allègre, Courtillot, Legras, Trump, et des institutions d'expertise comme le GIEC ou des associations militantes comme Greenpeace.

Un retour sur l'histoire de la modélisation climatique de la fin du XIXème siècle, dans un contexte de crainte de refroidissement climatique, permettra de montrer que les scientifiques de l'époque, comme ceux d'aujourd'hui, expriment des opinions qui combinent savoirs et croyances, et articulent les questionnements sociaux aux résultats que proposent les modélisations scientifiques du futur.

Introduction

L’école rencontre depuis les crises sociopolitiques des années 2015, une nouvelle demande politique d’éducation à l’esprit critique. Mais qu'est-ce que l'esprit critique ? quelles sont les objectifs d'une telle éducation ?  Est-ce une approche de la vérité ? un lutte contre la désinformation ? ou un outil pour se forger une opinion ?

Prenons un exemple : le 29 décembre 2017, le président américain Donald Trump tweet un commentaire ironique sur le lien entre réchauffement climatique et les vagues de froid au Etats-Unis.

Dans un contexte français de mobilisation pour dimnuer les émissions de gaz à efdet de serre, les réactions politiques et scientifiques se succèdent sur les scènes médiatiques, avec par exemple la climatologue Valérie Masson Delmotte qui souligne que le président des Etats-Unis n’a pas fait de commentaires à la suite des incendies qui ont ravagé la Californie jusqu’au mois de décembre 2017.

Si en première approimation, on pourrait penser qu'il s'agit de la simple expression de l'ignorance scientifique d'un chef d'état, une approche complexe des enjeux sociopolitiques et économiques de la question climatique laisse penser qu'il s'agit plutot d'une volonté politique visant à produire un désengagement social sur le sujet.

D'un point de vue factuelle et pour la didactique des sciences, on peut faire une première analyse des savoirs en jeu, comme celle conduite sur le plateau du 20 Heures de France 2 par Chloé Nabédia, qui analyse l'affaire d'un point de vue météorologique et climatique le 29 décembre 2017 :

Météo : le tweet polémique de Trump sur le climat est-il justifié ?

Mais nous voyons ici que si cette approche médiatique (et didactique) par les savoirs est nécessaire, elle reste insuffisante pour saisir les logiques à l'oeuvre dans cette affaire. Dans le cadre d’un projet d'éducation critique, l'enjeu serait de comprendre les logiques argumentatives des acteurs sociaux et les dimensions socialement et politiquement vives qui font de la question climatique une question d'actualité.

Dans ce module, nous verrons :
• Qu’est-ce que l’esprit critique ?
• Quel rapport entre esprit critique et esprit scientifique ?
• Comment le mettre en œuvre en classe sur l'exemple de la météorologie et du climat ?
• Quels sont les risques d'un tel programme éducatif ?

Education à l'esprit critique, un vieux programme politique remis à l'ordre du jour

Les programmes d'éducation à l'esprit critique réapparaissent sur le devant de la scène scolaire à chaque fois que la crainte de la montée des totalitarismes, et des risques d'endoctrinement politique, idéologique et médiatique sont redoutés; ou encore que des vérités concurrentes semblent se partager concurenttiellement l'espace publique. Ces programmes portent l'espoir de donner une autonomie d’analyse, de jugement, d’engagement aux citoyens, pour une liberté de pensée (Charlier, 2014 ; Cosperec, 2018).

En France, le 21 décembre 1792, le premier projet d'éducation nationale est présenté à la Convention. Rabaut Saint Etienne précise qu'il faudrait que l'éducation nationale donne des vertus alors que l'instruction publique donne des lumières et des savoirs. C'est l'esprit des lumières qui l'emportera avec Condorcet : l'instruction par les savoirs doivent primer dans la formation des citoyens à la raison. Pour lui, il ne fait enseigner que des vérités pour instruire (Condorcet, 1793, p.8, cité par Charlier, 2014, p.21) : le développement de la raison par l’exposition à la vérité guide le comportement moral et politique des individus : il est donc “important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison” (Condorcet, 1793, p. 19).

Donner de la liberté de pensée des citoyens en exposant des vérités est donc un projet politique ancien,  et c'est donc la vision de Condorcet et de l'école des lumières et des savoirs (Dubet et al. 2010) qui s'imposera en France. Condorcet pose donc un modèle d'éducation déficitaire : c'est en comblant un déficit de connaissances et de vérités que l'on aidera les citoyens à se forger une opinion, c'est à dire des jugements de valeurs qui éclairent leurs engagements sociopolitiques.

Mais le constat est accablant : il semble que les savoirs et l'instruction ne suffisent pas à l'éducation critique des citoyens. Des questions de valeurs, d'opinions, de croyances mais également d'affects doivent être prises en compte dans le projet éducatif. L'éducation nationale ne peut pas s'en éloigner, même si elle ne peut pas non plus lâcher les fondamentaux de l'instruction. Une instruction est donc nécessaire mais non suffisante (Cosperec, 2018).

Aux Etats-Unis, la question évoluera plus vite et en pratique dès le début du XXème siècle, avec la naissance du mouvement anglosaxon de Critical thinking. Les travaux de Dewey (1910) marqueront ce mouvement grâce ou à cause du contexte politique nationale et internationale, alors qu'en France le movement de l'éducation nouvelle se structure. Le projet d'éducation nationale dépasse la vision de Condorcet. L'apprentissage de la démarche d'enquête critique proposée par Dewey pour appréhender le réel lui parait fondamental pour acquérir la liberté de pensée et d'action, contre le dogmatisme, notamment des religions, et pour distinguer les opinions des faits établis objectivement dans les argumentations et les discours. L'enjeu également est de permettre une délibération fondée sur la raison (Cosperec, 2018).

Ce projet éducatif sera également mis au service de la démocratie au début du XXème siècle, pour lutter socialement contre la montée des régimes totalitaires et des dictatures en Europe (1930-1960). Le philosophe Bertrand Russell défendra également ce projet en 1937, dans sa conférence Education for democracy, pour rejeter les dogmes mais aussi accepter les erreurs, donner de l'autonomie et de la confiance en soi, pour exprimer et défendre son propre point de vue librement. Le lien entre le Critical thinking et l'attitude scientifique est souligné, à travers la perception de la réalité et de la vérité.

Depuis les années 1960, avec l'émergence et la démocratisation des médias électroniques d'information de masse, et le développement récent des médias socionumériques, la crainte de l'endoctrinement des citoyens par des propagandes religieuses, politiques et publicitaires relance régulièrement ces programmes éducatifs.

La méthode de l'enquête critique est un des moyens pédagogiques avancé au service de ce projet éducatif, avec le présupposé de donner de la liberté de jugement et d'action (empowerment des citoyens). Une ingénierie pédagogique et des listes de compétences de l'esprit critique commenceront à être décrite dans la littérature, et à se transformer en programme pédagogique dans les salles de classe. L'éducation aux médias et à l'information constituera un des objectifs de ce programme d'éducation à la pensée critique.

 

 


Images de rétroviseurs blancs puis rétroviseurs noirs
Magazine Sciences Humaines, 2015
théorie du complot, société parano
?

L'ensemble de ces finalités qui ont traversé l'histoire des programmes d'éducation à l'esprit critique peut se résumer par le schéma ci-contre.

En France, la dernière réactualisation du projet d'éducation à l’esprit critique accompagne la gestion de la crise sociopolitique liée aux attentats de la région parisienne de 2015.

voir cours sur Esprit critique et récits complotistes, Urgelli, 2016

Actuellement, le site Eduscol propose de nombreuses ressources pour comprendre et mettre en œuvre des situations d'enseignement et d'apprentissage en lien avec l'éducation à l'esprit critique. On trouvera également des propositions d'actions pédagogiques dans l'ouvrage de la fondation LaMap (2018) pour les cycles 2, 3 et 4.

La pensée critique est à la fois un état d’esprit et un ensemble de pratiques qui se nourrissent mutuellement. En effet, l’esprit critique n’est jamais acquis, il est une exigence, toujours à actualiser. Il naît et se renforce par des pratiques, dans un progrès continuel : on ne peut jamais prétendre le posséder parfaitement et en tous domaines, mais on doit toujours chercher à l’accroître.

Pensée critique : au carrefour des savoirs, des croyances et des opinions

 

Depuis 2013 et la loi de refondation de l'école, le référentiel des métiers des professeurs (2013) précise que les enseignants devront Faire partager les valeurs de la république en aidant les élèves à développer leur esprit critique, à distinguer les savoirs des opinions ou des croyances, à savoir argumenter et à respecter la pensée des autres.

Dominique Larrouy (2018), en lien avec Denis Caroti de l'Association Cortecs (qui développe des séquences pédagogiques pour « lutter contre les pseudosciences », en lien l'Union rationaliste, AFIS) propose de situer l'esprit critique au carrefour entre trois modes de connaissances : savoirs, croyances et opinions (voir aussi Apostodilis et al., 2002).

Fonctionnement neuronale de la pensée critique

Comment fonctionne notre système de pensée ? Daniel Kahneman (2012) décrit deux systèmes de cognition, un rapide et intuitif le Système 1 (le lièvre), et un plus lent le Système 2 (tortue). De plus en plus d'auteurs s'y réfèrent comme Olivier Houdé ou Stanislas Dehaene.

Pour ces auteurs, il existe un troisième système, qui contrôle le passage d'un système à l'autre, en inhibant la pensée intuitive et qui entrerait en jeu dans la pense critique. C'est ce système d'inhibition que l'on travaille lorsqu'on éduque à la pensée critique. Ces modélisations décrivent donc trois manières de penser (Houdé, 2014, 2015).

Notons au passage que cette activité cognitive occuperait une aire cérébrale bien particulière. Selon Bronner (2015, p. 45), se référant à McGuire et Botvinick (2010), il est même possible d'identifier une zone responsable de l'entrée dans une approche critique, dans le cortex préfrontal latéral gauche. Pour Houdé (2015, 50-51), ce cortex préfrontal inhiberait l'automatisme de pensée du système 1, situé dans le sillon intrapariétal latéral, et activerait le système 2 qui se situerait dans le sillon intrapariétal ventral.

 

Tisseron (2015, p. 58) précise que le cerveau d’un enfant acquiert au fil des années des capacités d’empathie de plus en plus complexes. Entre 1 et 2 ans, l’empathie affective est une perméabilité aux émotions de ses semblables et mobilise l’amygdale, l’hypothalamus et le cortex orbitofrontal. À 4 ans, l’empathie cognitive permet de se placer mentalement à la place de l’autre grâce à la jonction temporo-pariétale et au cortex préfrontal dorsomédian. À partir de 9 ans, ces deux capacités émotionnelle et cognitive s’articulent, notamment grâce à la maturation du cortex cingulaire antérieur. L’enfant peut alors intégrer d’autres points de vue que le sien, si l’environnement l’y incite.

Si l'on s'accorde sur l'idée que l'éducation aux sciences est une éducation à la complexité de la réalité et à la flexibilité cognitive et affective, développer la pensée critique par les sciences, c'est finalement l'apprentissage d'une interprétation objective de la réalité.

Interpréter la réalité de manière critique : Attention à la subjectivité et aux biais interprétatifs !

Nos interprétations parfois intuitives sont trompeuses et liées à des stéréotypes. Cela conduit à des biais interprétatifs multiples et à des biais de crédibilité.

 

        
Une paréidolie visuelle (du grec ancien para-, « à côté de », et eidôlon, diminutif d’eidos, « apparence, forme »)


Exemple de la jeune fille agressée en juillet 2015 (Bronner, 2015, p.47)

Pour Houdé (2015, 54), raisonner, c'est apprendre à penser contre soi. C'est aussi se mettre à l'épreuve des autres. Ce sont probablement les fonctions les plus nobles que l’on peut assigner à l'enseignement de la citoyenneté scientifique critique.

Interpréter la réalité de manière critique : Correlation n'est pas causalité !

Attention à la confusion entre corrélations et causalités : rôle des professeurs de science est probablement ici d’inventer des situations où on imagine, on teste et on discute ces relations de corrélation et de causalité.

Exemple de la consommation de chocolat et du nombre de prix Nobel dans un pays

Exemple du Site spurious : corrélation pour inviter les élèves à émettre des hypothèses causales et donc des théories explicatives (ou loi de passage)


Taux de divorce corrélé à la consommation de margarine ? Imaginer des théories explicatives


Corrélation entre l'évolution de la surface et la forme des sous-vêtements féminins
et l'évolution de la température moyenne de surface de la planète


Corrélation ou causalité entre bourgeons qui gèlent en avril et visibilié de la lune ?
Analyse cognitive d'une croyance populaire et importance d'une théorie explicative
Bronner, 2015, p.46.

 

voir aussi les sites :
http://www.cndp.fr/entrepot/themadoc/probabilites/reperes/causalite-et-correlation.html
https://cortecs.org/materiel/effets-cigogne-correlation-vs-causalite/

Exemple : la hauteur de la grenouille sur une échelle dans un bocal, est-elle en lien avec le degré d'hygrométrie de l'atmosphère ? :

 
Journal Die Gartenlaub, 1887
frog weather prediction, weather-forecasting frog

(données extraites de Farina et al., 2018)

Mademoisselle Camargo
devient un barometre,
Animal story book, 1914

Exemple : une hirondelle ne fait pas le printemps : une seule donnée (l'arrivée d'une hirondelle) est une correlation qui ne peut constituer une preuve d'un changement saisonnier, un lien causale (données extraites de Farina et al., 2018).

Cette correlation peut d'ailleurs être discuter à l'échelle des changements climatiques, et on passe d'une problématique météorologique à une problématique climatique. On peut alors s'intéresser aux dates moyennes d'arrivée des hirondelles, qui semblent corrélées à la température de surface en UK (Turner, 2009). S'agit-il d'un lien causal ou plusieurs liens causaux ? Lequel et comment l'expliquer ?

 
Données extraites de Farina et al., 2018


In Turner, 2009, p.102

Témoignages, étude de cas et méta-analyse : Attention aux généralisations abusives !

Bien entendu, cette description est un peu simplifiée. La réalité est plus complexe. Mais cette pyramide des niveaux de preuves est un outil qui permet de s’y retrouver en première approximation. Face à un sujet présenté comme controversé dans les médias, il faut systématiquement se demander « quel est le niveau de preuve ? » (rarement indiqué par les journalistes). Le bon réflexe est de ne pas se laisser envahir par l’émotion et les témoignages, ne pas se laisser impressionner par l’affirmation souvent assénée selon laquelle « une étude nouvelle dit que » et se demander s’il existe une littérature de synthèse sur le sujet, si les agences sanitaires ont examiné la question et éventuellement si, à l’échelle internationale, elles émettent des avis convergents. Bien entendu, cette méthode n’est pas infaillible, mais elle constitue la meilleure boussole disponible.

Certes, les agences sanitaires sont imparfaites, il y a des biais, des erreurs, parfois des cas de corruption (voir article ci-dessous). Mais ceci doit nous inciter à revendiquer un renforcement de la transparence et de la qualité de l’expertise, et non pas à discréditer l’expertise en général et le principe d’une mission de service public de l’expertise en particulier.

 

Comment établir la vérité sur les médecines alternatives ? Lesquelles sont efficaces, lesquelles ne le sont pas ? Lesquelles sont sûres et lesquelles sont dangereuses ? Ce sont des questions que les médecins se sont posées pendant des millénaires face à toutes les formes de thérapie qu’ils pouvaient mettre en œuvre. Mais ce n’est que récemment qu’ils ont adopté une approche qui leur permet de séparer l’efficace de l’inutile, le sûr du dangereux. Cette approche, appelée Evidence Based Medicine (Médecine Basée sur les Preuves) a révolutionné la pratique de la médecine, transformant une discipline où régnaient incompétence, et souvent charlatanerie, en un système de soin de santé qui délivre des miracles tels que transplanter un rein, opérer les cataractes, combattre les maladies infantiles, éradiquer la variole et sauver littéralement des millions de vies chaque année.

Il est en médecine judicieux d'attendre d'avoir plusieurs études de cas pour produire une méta-analyse, et un niveau de preuve fort, comme dans le cas, par exemple, des liens entre consommation de café et cancer du colon :


Une étude d'avril 2016, reprise dans la presse en mai 2016...


Une méta-analyse en 2016

Modélisation de la démarche d'investigation critique ou démarche scientifique

 

Ce mode d'analyse portant sur l'établissement de preuves factuelles, ou mieux de preuves tangibles (Chateauraynaud, 2004), avec des recherches de corrélation, de causalité et de théories explicatives constitue une démarche d’enquête mobilisant la pensée critique, en lien avec le système 2, cognitivement coûteux.

Notons que ce travail de pensée critique est aussi tourné vers l'avenir et souvent vers l'action. Le traitement scientifique de la question des origines de l'évolution climatique en  témoigne.

Histoire de la modélisation climatique : la recherche d'une théorie explicative (Urgelli, 2004 et 2009)

 


 

Selon Nagel (1961, cité par Roqueplo, 1974), les modélisations dans les théories scientifiques rendent plus concrets les lois et calculs sous jacents. Toute communication (scientifique, médiatique, éducative) qui ne montrerait que le lien X risque de confondre modèles et données en masquant la théorie explicative, la loi de passage sous-jacente.

Fourier (1824, cité par Urgelli, 2004) recherche à comprendre l'influence de l'atmosphère sur les températures de surface des planètes du système solaire. Il propose un modèle d'effet de serre en lien avec les propriétés radiatives de l'enveloppe atmosphérique. Fourier écrit :"C'est ainsi que la température est augmentée par l'interposition de l'atmosphère, parce que la chaleur trouve moins d'obstacles pour pénétrer l'air, étant à l'état de lumière, qu'elle n'en trouve pour repasser dans l'air lorsqu'elle est convertie en chaleur obscure. » Il s’inspire d’une expérience de De Saussure pour décrire le phénomène.

Les travaux de Claude Pouillet puis de l'Irlandais John Tyndall (1860) sur les propriétés radiatives des gaz atmosphériques conduiront la communauté des physiciens à évoquer un rôle de "couverture" de la vapeur d’eau et gaz carbonique de l'atmosphère.

Les explications des évolutions climatiques vont alors bénéficier d'un nouveau modèle lié à la physique des rayonnements, éloignant le modèle du déluge et des phénomènes catastrophiques qui reposait sur les observations des accumulations de fossiles et de l'observation de blocs erratiques alpins.

Les physiciens attribuent alors un effet de serre à la vapeur d'eau et au gaz carbonique CO2 avec le développement de la théorie physico-chimique de l’effet de serre. Un tournant sera marqué avec la publication d'Arrhenius en 1896 qui propose de modéliser l’influence d’un doublement du CO2 sur la température de surface et d'équilibre de la planète.

Nous sommes à l'époque dans un contexte de crainte de refroidissement global, soulignée par les avancées des glaciers alpins dans la région de Chamonix particulièrement fréquentée par les communautés savantes de l'époque. On retrouvera d'ailleurs un questionnement scientifique similaire dans les années 1960-1970 (voir National geographic, 1976).

Arrhenius (1910) précisera dans une conférence donnée à Paris : « Comme ce serait merveilleux si les émissions humaines de gaz carbonique vers l'atmosphère pouvaient augmenter d'autant le climat de la Terre. Nous en serions heureux en Suède ».

La corrélation Température-CO2 deviendra une relation causale grace à la théorie physico-chimique de l'effet de serre (Arrhenius, 1896). Cette théorie donne un sens à la corrélation, au moins en première approximation. Les modèles climatiques actuelles intégrent d'autres paramètres explicatifs et d'autres interactions physico-chimiques entre les enveloppes terrestres (voir l'évolution des modèles climatiques depuis 1980, Le Treut, IPCC, 2007), avec des dimensions temporelles et spatiales qui évoluent, ce qui différencient d'ailleurs les modèles climatiques des modèles météorologiques.

En 1960, à la suite de l'année internationale de la géophysique (1958), l'ONU finance un programme de surveillance à Hawaï des taux de CO2 atmosphérique, programme piloté par Keelling, en plein questionnement socioscientifique sur les conséquences environnementales du modèle de consommation effrénée de combustibles fossiles, en pleine période des trente glorieuses.

Progressivement, les gouvernements soutiendront la mise en place d’une expertise internationale à travers le GIEC pour produire des méta-analyses sur les conséquences climatiques de la modification anthropique de la composition de l'atmosphère terrestre.

Depuis les années 1980, et l'augmentation de la puissance des calculateurs, les mises en équation de la thermodynamique atmosphérique se complexifie, avec l'augmentation des liens causaux et une analyse spatiale de plus en plus précise sur des échelles de temps de plus en plus grande et des échelles spatiales plus petites. L'ensemble se développe dans une vision de la dynamique des fluides associée à la théorie déterministe du chaos. Dans le modèles mathématiques associésà cette représentation scientifique de la thermodynamique atmosphérique, le comportement futur des enveloppes fluides de la Terre est considéré comme sensible aux conditions initiales et il n’y a donc pas de place pour le hasard.

Dans les efforts de modélisation, la prise en compte progressive de nouvelles interactions entre les différentes enveloppes de la Terre est visible dans les métanalyses publiées progressivement par les scientifiques du GIEC (de 1985 à 2007 avec les modèles TAR, FAR, SAR, AR4,…, voir IPCC, 2007 FAQ Model).

La fiabilité actuelle des modèles est alors estimée par une comparaison entre les prévisions associées à la théorie climatique des gaz à effet de serre, prenant en compte les émissions anthrpopiques, et la réalité passée et présente : on constate que sans prise en compte de l'effet anthropique, les modèles s'éloignent de la réalité thermodynamique du XXème siècle.

Question climatique et controverses médiatiques : quelle pensée critique en classe ?

Dans les années 2000, avec la réforme de l'enseignement scientifique, et face à la crainte de désaffection des filières scientifiques et à une crise des vocations scientifiques, le ministre Allègre redéfinit les enjeux sociopolitiques et culturelles d'une éducation aux sciences (voir le préambule de la réforme du programme scientifique de lycée de l'époque).

L'esprit critique et l'éducation à la complexité sont réaffirmés, avec la nécessité d'un engagement des élèves, futurs citoyens, vis à vis des sciences. Notons que c'est à cette époque que la question des changements climatiques sera confiée aux enseignants des sciences de la nature, et plus particulièrement aux sciences de la vie et de la terre, et non plus au enseignants de géographie. Ce sera l'entrée de la climatologie dans les programmes de SVT (Urgelli, 2005). On se souviendra d'ailleurs des pétitions d'enseignants et de formateurs de SVT contre ce projet d'enseignement considérant que le traitement de questions d'actualité anthropiserait l'enseignement des sciences et l'éloignerait de la méthode d'investigation scientifique et expérimentale.

Faisant à présent partie d'une des questions centrales de l'enseignement des sciences dans le secondaire, les sciences du climat suscitent de controverses socioscientifiques régulieres autour de la responsabilité de l'homme dans l'évolution climatique récente. Il s'agit donc d'une objet socialement vif et politiquement sensible dont la prise en charge scolaire questionne la posture éducative à adopter face aux débats et controverses visibles dans l'espace public médiatique.

L'affaire Allègre débute en aout 2005 dans une serié de tribunes dans l'hebdomaire L'Express de l'ancien ministre de l'Education nationale vis  à vis de la modélisation climatique invitant à la prudence face aux modélisations climatiques et à l'expertise officielle de la responsabilité de l'homme dans le réchauffement climatique global. Il revendiquera en septembre 2006, en pleine production médiatique en tout genre pour un mobilisation cllimatique, un droit au doute scientifique (Le Monde, septembre 2006). La question climatique est alors très présente dans l'espace médiatique national et international, en lien avec des effets d'agenda politique, scientifique et environnemental. En France, le contexte est particulièrement chargé avec notamment, la publication du 4eme rapport de l'IPCC en février 2007, la conférence de Paris de février 2007, un débat à l'académie des sciences en mars 2007 et la présidentiel française de mai 2007. La question climatique mobilise alors diverses forces politiques qui en appellent à une transition énergétique vers des technonologies a priori moins émettrices de gaz à effet de serre. L'ensemble des argumentaires permet d'identifier la construction de réseaux d'alliances entre acteurs (Al Gore, Hulot, Vanier, Arthus Bertrand, etc., voir Urgelli, 2009).

A la suite de la conférence de Copenhague en décembre 2009, l'affaire rebondira lors d'un second moment discursif, au printemps 2010 à la suite d'une autre tribune dans le Monde sur le droit au doute (mai 2010). Le réseau médiatique se structure alors de manière plus engagé contre toute remise en question de l'expertise climatique officielle (alliance des journalistes scientifiques (Sylvestre Huet, Yves Sciama) et des climatologues du GIEC notamment), estimant que la médiatisation de discours sceptiques risque de démobiliser socialement en semant le doute chez les publics profanes sur les résultats du travail scientifique. Les scientifiques réaliseront leur débat de controverses à huit clos.

Ces approches médiatiques des controverses, et plus précisemment la construction des débats médiatiques autour du réchauffement climatique contribuent alors à rendre invisibles les enjeux politiques de cette question vive, au sein d'une éthique du débat propre à l'univers médiatique, et qui tend parfois à prolonger l'impression de controverses, masquant alors l'éthique scientifique.

En classe de sciences, porter un regard critique sur ces affaires rendus visibles par la construction médiatique de différents moments discursifs, peut prendre des orientations didactiques différentes, croisant alors un autre univers éthique, celui de la pensée critique dans l'enseignement. Alors qu'il semble s'exprimer un doxa sur la mission d'éducation à la pensée critique et l'adoption d'une posture d'impartialité neutre (pour rester politiquement neutre et limiter les effets sur les élèves), cette mission prend des formes différentes sur le terrain de l'action pédagogique de chaque professeur, indépendamment de sa discipline. Entre refus de présenter ces débats sous prétexte de neutralité pédagogique excluant alors toute discussion socioscientifique sur les contenus disciplinaires enseignés, neutralisant ainsi ces affaires dans l'espace de la classe, au militantisme climatique, associé à une pédagogie de la mobilisation et des petits gestes, en passant par une pédagogie critique vis à vis des logiques argumentatives des différents acteurs engagés dans l'arène des controverses climatiques médiatisées. Cette dernière posture suscite cependant un malaise didactique notamment face aux risques de critique de l'engagement de l'institution et de certains de ces acteurs qui se déclarent neutres vis à vis des dimensions politiques de la question climatique. C'est finalement la question de la neutralité de l'espace d'édcuation formelle et plus exactement du refus du poiituqe qui conduit à une neutralisation des enjuex politiques dans les débats scolaires autour de la question climatique. En ne s'interessant finlament qu'aux savoirs en jeu dans les débats, l'éthique enseignante comme l'éthique médiatique ne contribue pas à la démocratisation des sciences et à une vision des sciences socialisées.

Vis à vis des acteurs et des espaces médiatiques d'énonciation, on constate pourtant que les enseignants évoquent collectivement la nécessité d'une pensée critique à travers la mise en place de situations débats en lien avec ces affaires, mais encore une fois, trois finalités éducatives vis à vis des espaces médiatiques se dessinent : positiviste, associée à une posture de partialité excluant volontairement des supports contradictoires (posture qualifiée par Kelly, 1986 de neutralité exclusive), interventionniste, les supports médiatiques étant également sélectionnés de manière partiale dans un but de sensibilisation et de mobilisation à la cause climatique mais aussi dans le but de réfuter, d'exclure, de diaboliser d'autres supports, ou critique, avec une posture d'impartialité critique dans la sélection et la manipulation d'une diversité de ressources médiatiques contradictoires (Urgelli, 2009), s'inscrivant alors dans une éthique médiatique du débat-polémique qui prolonge l'impression de debat-controverses, en masquant les enjouex politiques de la question climatique.

Quels points de vigilance pour une éducation à la pensée critique ?

Un programme d'éducation à la pensée critique, nécessaire notamment au traitement pédagogique de questions controversées ou questions vives, suppose pour les éducatuers une vigilance à la fois épistémologique, éthique et didactique, sur les points suivants :

  • Face à la tentation de déléguer une confiance aveugle à certains médias, experts, témoignages, anecdotes, à un enseignant ou un adulte référent, à une seule étude scientifique, visons plutôt les méta-analyses. Dans le traitement de la question climatique, c’est ce qui fait la force du GIEC, ou de l'INSERM en médecine. Il faut apprendre à gérer les différents niveaux de preuve.
  • Attention à l'ideologie de la compétence qui soutient que ne peuvent rendre la parole que ceux qui ont la compétence disciplinaire, académique,.... En 1918, Wegener, météorologue allemand, qui prend la parole sur les reliefs de la Terre et la dérive des continents. Son argumentaire est rejeté scientifiquement par la communauté des physiciens de l'époque. A la sortie des 2 dernières guerres mondiales, les scientifiques occidentaux ont été tentés de prendre avec beaucoup de précautions toutes les théories proposées par des scientifiques de nationalité allemande ou ayant vécu sur la territoire allemand.

    Cette ideologie peut parfois conduire à mobiliser des arguments d'autorité dans les débats polémiques construits par les médias, comme dans l'exemple ci-dessous en 2010 entre deux géophysiciens Vincent Courtillot et Bernard Legras.

    Comme le précisent Mauger-Parat et Peliz (2013), la polémique va de pair avec une attaque vers la personne plutôt qu’à l’encontre des arguments. Le discours polémique attaque une cible, souvent personnalisée au travers d’une personne ou d’un groupe. En cela, la polémique définit un camp adverse et elle est alors considérée comme dialogique. Le polémiste vise un individu en tant qu’il est censé représenter une position discursive, double activité de disqualification sur la personne et sur le positionnement discursif.

  • Attention au chantage au consensus : la majorité a-t-elle toujours raison contre une minorité ? On se rappellera du modèle de Wegener et des propos du physicien Harold Jeffreys en 1924 contre la tectonique des plaques "out of question !". Cela montre que la science est aussi inscrite dans des contextes sociopolitiques et des paradigmes qui rendent plus ou moins audibles et acceptables des théories explicatives nouvelles.
  • Attention à la méthode sceptique et la suspension des jugements, deux risques sont à prendre en compte : celui de donner la meme valeur à tous les argumentaires (relativisme) et à l'inverse déclarer que la science est supérieure aux croyances (scientisme), ce qui risque de mettre les sciences contre les opinions, en donnant un niveau supérieur de valeurs aux sciences par rapport aux croyances. Voir par exemple l'article d'opinion L’enseignement de la laïcité doit maintenir la supériorité de la science sur la croyance, Le Monde, 26 octobre 2015. Finalement, si la pensée critique consiste à suspendre son jugement, nous sommes parfois face à des arguments qui ne se valent pas, et la pensée critique, essentiellement et fondamentalement normative, se doit de souligner la diversité des systèmes de valeurs et de raisons sous jacents, mais sans se priver de souligner les contradictions, les confusions, les biais d'interprétation, etc. de ses argumentaires.
  • La pensée critique est utile dans la confrontation des vérités concurrentes qui entrent en jeu dans les arguments à propos de questions sensibles. Mais attention à la place des affects et émotions : il y a nécessité d’empathie cognitive, mais aussi émotionnelle ! (Tisseron, 2015) pour le développement d'une flexibilité cognitive critique. On apprend ici la tolérance, et on donne une nouvelle dimension et une troisième fonction à la pensée critique : celle d'un travail sur la tolérance et l'acceptation de la diversité sociale et culturelle, pour vivre ensemble, mais à condition que les représentations partagées et discutées restent inscrites dans le cadre des valeurs républicaines. Gérer les dimensions affectives et émotionnelles permet d'éviter une confusion affective ou une manipulation cognitive liées à la présentation d'une seule dimension d'une question vive, notamment lors de la mise en place de situation-débat autour de questions comme celles des changements climatiques (Hirsch et al. 2015).
 

La fenêtre de développement de la pensée critique et de la capacité à changer de point de vue, avec l'articulation de l'empathie affective et cognitive, se situerait entre 8 et 12 ans. Tisseron (2015, p. 58) précise  : Le cerveau d’un enfant acquiert au fil des années des capacités d’empathie de plus en plus complexes. Entre 1 et 2 ans, l’empathie affective est une perméabilité aux émotions de ses semblables et mobilise l’amygdale, l’hypothalamus et le cortex orbitofrontal. À 4 ans, l’empathie cognitive permet de se placer mentalement à la place de l’autre grâce à la jonction temporo-pariétale et au cortex préfrontal dorsomédian. À partir de 9 ans, ces deux capacités émotionnelle et cognitive s’articulent, notamment grâce à la maturation du cortex cingulaire antérieur. L’enfant peut alors intégrer d’autres points de vue que le sien, si l’environnement l’y incite.

Les dictatures organisent toujours une éducation unilatérale intensive
chez les enfants vers l’âge de 10 ans
. (Tisseron, 2015, p. 60).

  • Attention aux stratégies médiatiques et éducatives qui utilisent la peur (par exemple la peur de semer le doute faisant alors un chantage consensus), l’évènementiel, le catastrophisme pour faire réagir et mobiliser. Voir le débat entre Yann Arthus Bertrand (YAB) et Hervé Le Treut (HLT) du 19 novembre 2006, dans l’émission France 5 Arrêt sur Images : "Au secours les médias, la planète meurt !" Le débat proposé par ce média révèle une autre caractéristique de la mise en scène polémique de la question climatique : le traitement passionnel de la question qui n'est pas l'angle d'attaque préférentiel du débat controverse.

Conclusion

Ainsi les dimensions socialement vives de certains objets d'enseignement rendent nécessaires une analyse critique qui va au-delà des savoirs en jeu notamment par la méthode sceptique. Si on ne reste que sur les savoirs en jeu, on met de côté les opinions, les croyances et les émotions qui orientent nos représentations de la réalité et du monde qui nous entoure, et nos manières d'agir et de penser, souvent plus fortement que les savoirs : L'appropriation de connaissances modifie peu ou pas les opinions des élèves […]. difficilement ébranlables […] qui se fondent sur leurs conceptions de la nature et leurs valeurs […] Ceci contredit l'idée […] qu'il suffit donc de bien les informer, de les alphabétiser pour modifier leurs attitudes (Simonneaux, 2005).

Développer la pensée critique : c'est

  • Apprendre à penser contre soi-même et se mettre à l’épreuve de l’altérité pour développer la flexibilité cognitive
  • Se méfier des apparences
  • Eviter les corrélations, causalités, généralisations hâtives
  • Suspendre son jugement et douter : au sens de Kant, cette méthode sceptique permet une critique de la raison et une interrogation sur les limites de la connaissance, ce qui s'oppose au doute méthodique ou scepticisme organisé des sciences dont l'intention est l'établissement de la preuve tangible. « Il y a un principe du doute consistant dans la maxime de traiter les connaissances de façon à les rendre incertaines et à montrer l’impossibilité d’atteindre à la certitude. Cette méthode de philosophie est la façon de penser sceptique ou le scepticisme. […] Mais autant ce scepticisme est nuisible, autant est utile et opportune la méthode sceptique, si l’on entend seulement par là la façon de traiter quelque chose comme incertain et de le conduire au plus haut degré de l’incertitude dans l’espoir de trouver sur ce chemin la trace de la vérité. Cette méthode est donc à proprement parler une simple suspension du jugement. Elle est fort utile au procédé critique par quoi il faut entendre cette méthode de philosophie qui consiste à remonter aux sources des affirmations et objections, et aux fondements sur lesquels elles reposent, méthode qui permet d’espérer atteindre à la certitude. » (Kant, 1800).
  • Analyser le marché cognitif (Bronner, 2006, p. 108) : La notion de marché est ici prise en un sens métaphorique. Le marché cognitif n’a pas les mêmes caractéristiques que le marché économique, mais il partage avec lui certains traits, et cette communauté justifie l’utilisation de cette métaphore. Le marché cognitif appartient à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent vers des formes émergentes et stables (sans être réifiées) de la vie sociale. Il s’agit d’un marché car s’y échangent ce que l’on pourrait appeler des produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances etc. De la même façon que pour les phénomènes économiques, la pure concurrence entre les produits cognitifs (nécessitant une série de critères impossibles à réunir : exhaustivité de l’information etc .) n’existe pas. Le sociologue des croyances aura donc pour tâche de décrire les différentes caractéristiques de ce marché qui influent beaucoup sur la diffusion et le succès de certaines croyances.

C'est aussi éduquer à la complexité d'un réel qu'aucune modélisation ne pourra jamais approchée à la perfection. C'est aussi, en termes d'éducation aux médias et à l'information, ne pas tenir une affirmation pour vraie sans faire usage de la méthode sceptique (raisonnement critique) et du doute méthodique propre à la démarche d'enquête scientifique.

Mais deux conditions pour entrer dans ce mode de pensée : il faut le vouloir (disposition d’esprit) et il faut également le pouvoir (Larrouy, 2018), c'est à dire avoir accès à ce que l'on sait, à ce qui est probable, improbable, et incertain, la prédiction et la prévision, dans un contexte sociopolitique et culturelle donnée. Mais c'est aussi être conscient de ce que l'on ne sait pas, sans jugement de valeurs.

Bibliographie