The Nature of science : How science works ?
An fundamental question to justify why science is so important...

Benoît Urgelli

Extraits des enseignements de masters
Enseignement scientifique et recherche
(M1 et M2)
Université de Dijon - 2011-2013

last up-date : 18 avril, 2020

Développements personnels à partir de la traduction de Osborne J. et Dillon J. (2010).
Good* Practice in Science Teaching: What research has to say

Open University Press, 2nd Revised edition (1 avril 2010), 256 pages.

* je regrette l'emploi par les auteurs du terme "Good practice", normatif et qui laisse entendre qu'ils vont nous donner les "Good" et les "Bad practice". C'est pour cette raison que j'ai coupé le haut de la couverture du livre !

voir aussi : La nature de la pensée scientifique
(Université de Lyon - 2013-2016)

1. Comprendre comment nous savons ce que nous savons : un devoir moral et démocratique

Les études sociologiques sur la nature des sciences (NOS en anglais) qui ont débutté dans les années 1970, ont soulevé d'importants débats. Il s'agissait de conduire des analyses sur le fonctionnement des sciences et les pratiques scientifiques en les considérant comme des pratiques sociales particulières. On pourrait s'interroger sur la pertinence de ces approches sociologiques puisqu'au final, il est plus aisé de considérer que les sciences offrent à nos sociétés un corpus de connaissances permettant d'interpréter le monde. Pourquoi donc perdre du temps autour de cette question philosophique sur la nature des sciences ?

Une brève réponse pourrait être qu'une personne qui ne connait que ce que nous connaissons, sans s'intéresser à la manière dont nous le connaissons et aux liens avec d'autres domaines de la connaissance, risque de ne pas comprendre la manière dont les connaissances scientifiques sont intellectuellement produites. Et sans cette considération, il semble difficile de considérer l'importance sociale des sciences. Selon nous, les sciences occupent pourtant une place fondamentale dans la mesure où elles font partie de notre capital culturel. C'est pour cette raison que nous semble important d'offrir à nos jeunes la possibilité d'acquérir une part de ce capital.

Prenons l'exemple de l'alternance du jour et de la nuit. Même s'il existe des arguments contre l'explication universellement accepté d'une planète en rotation sur elle-même et autour du Soleil (par exemple le Soleil bouge durant la journée au dessus de nos têtes...), il faut offrir la possibilité de comprendre comment l'universalité de cette explication scientifique s'est construite, à travers une entreprise rationnelle qui s'attache à évaluer les évidences (Duschl, 2007). Si l'on ne s'engage pas dans une telle épreuve, il parait difficile de se défendre contre l'argument suivant : les sciences à l'école ne sont qu'une "simple accumulation de faits" (Cohen, 1952, p.81) construite par une "rhétorique de conclusions" (Schwab, 1962, p.24). Même si l'accumulation de faits scientifiques est constitutive des sciences, comprendre comment nous savons ce que nous savons doit faire partie de l'éducation scientifique. Norris (1997, p.252) précise même qu'il s'agit d'un devoir moral et démocratique :

"[...] To ask of other human beings that they accept and memorize what science teacher says, without any concern for the meaning and justification of what is said, is to treat those human beings with disrespect and is to show insufficient care for their welfare. It treats them with a disrespect, because students exist on a moral par with their teachers, and therefore have a right to expect from their teacher reasons for what the teacher wish them to believe. It shows insufficient care for the welfare of students, because possessing beliefs that one is unable to justify is poor currency when one needs beliefs that can reliably guide action."

Les recherches qui se sont intéressées au public understanding of science (Fuller, 1997 ; Irwin, 1995) suggèrent que ce dont les non-scientifiques ont besoin pour se forger une opinion à propos des sciences n'est pas un ensemble de connaissances scientifiques, mais plutôt des éclairages sur le fonctionnement des sciences, comme le montrent d'ailleur les travaux empiriques de Osborne et al. (2003).

2. Les sciences fonctionnent par positivisme logique : une représentation des sciences par l'école

Pour les étudiants de sciences, la représentation la plus fréquente du fonctionnement des sciences (Driver et al., 1996) est qualifiée de positivisme logique :

Les scientifiques mesurent des paramètres dans le monde matériel. Pour cela, ils prennent des instruments, enregistrent des données et cherchent alors un modèle expliquant leurs observations. Ce modèle devient ensuite une synthèse générale expliquant comment fonctionne le monde matériel.

Pour Millar et Osborne (1998), cette représentation semble liée à la manière dont les sciences sont enseignées : en classe, l'accent est mis sur la récolte instrumentale de données, suivie de la présentation d'un modèle explicatif consensuel. L'expérimentation s'inscrit dans une rhétorique visant à fournir les évidences observables soutenant une représentation scientifique consensuelle du monde (Millar, 1998). En conséquence, peu d'attention est portée sur des modèles explicatifs concurrents ou sur la validité des données récoltées. Dans ce contexte, l'objectif de l'enseignant est de convaincre ses étudiants, et il est important pour lui que le monde matériel se comporte de la manière dont il a prévu qu'il se comporte (Nott and Smith, 1995). D'où l'angoisse par exemple lorsque "la modélisation analogique de l'effet de serre" dans des boucaux éclairés contenant ou non du dioxyde de carbone et des thermomètres ne fonctionne pas dans le sens attendu ! (Urgelli, 2000, 2004, 2010).

Les scientifiques manipulent le monde matériel dans une tout autre perspective : leur objectif est de développer de nouvelles connaissances. Les observations et les récoltes de données ne visent pas seulement à confirmer une théorie mais plutôt à choisir entre plusieurs explications en compétition. Pourquoi donc cette représentation des sciences est si courante dans le monde de l'enseignement alors que l'on sait que l'observation du monde matériel est un acte fortement dépendant de ce que nos "lunettes conceptuelles" nous permettent de voir !

3. Les observations dépendent pourtant de la théorie ! (Hanson, 1958) : elles ne sont pas aux fondements de l'activité scientifique....

En regardant l'image ci-dessous, vous pourrez y voir une jeune femme tournant la tête et portant un collier avec un foulard dans les cheveux. Mais il existe pourtant une autre représentation de cette image, une "interprétation différente" de cette observation : certains verront peut être une personne âgée en foulard, avec un large nez, les épaules et la nuque couvertes d'une fourrure, le regard perdu vers le sol. D'ailleurs, la plupart des personnes peuvent passer d'une représentation à l'autre sans trop de difficultés.


La représentation d'une jeune femme ?
Source : Hill W.E. (1915). My wife and my mother-in-law. Puck, vol.16, p.11, November 1915.
 
Autre exemple : pensons à la différence entre les observations d'une cellule au microscope réalisées par un enseignant qui connait le modèle cellulaire et celles réalisées par un élève de collège utilisant un microscope pour la première fois. Comme l'a montré Driver (1983), lorsque les élèves dessinent littéralement et pour la première fois ce qu'ils voient, l'observation ne correspond que rarement à la représentation scientifique attendue par l'enseignant.
le sens social n'est pas toujours celui de la logique scientifique...
La représentation d'une souris blanche selon Cubitus
in Dupa (1977). Souris, c'est une blague. Cubitus du meilleur tonneau. Ed. du Lombard, p. 4.

Pourtant cette relation de dépendance entre théorie et observations, dont les enseignants sont conscients, au moins intuitivement, aurait du sonner le glas d'une vision des sciences que l'on appelle le positivisme logique. Il suppose qu'une série d'observations et de données empiriques permet de déduire les lois de la nature. La connaissance scientifique dériverait directement des observables. Deux problèmes s'opposent à cette vision des sciences : 1. elle ne permet pas de supposer possible l'introduction d'une nouvelle théorie explicative (pensons pourtant à la dérive des continents...) et 2. elle suppose que la théorie est indépendante de l'observateur, même s'il pourrait proposer plusieurs théories explicatives. Après les travaux de Hanson (1958), le positivisme logique aurait du tomber plus ou moins dans l'oubli.

Notons d'ailleurs que le programme de la classe première L intitulé "la représentation visuelle du monde", encore en vigueur en 2011 et ce depuis 2001, invite les enseignants de sciences à souligner aux élèves l'existence d'une différence entre le monde réel et une représentation dépendante des observateurs, malgré l'existence de constantes physiologiques et cellulaires :

Ce thème peut constituer une base concrète intéressante pour une approche ultérieure de la différence individuelle de perception du monde en cours de philosophie en classe de terminale L.

Mais si les observations ne sont pas le socle des sciences, qu'est ce qui caractérise cette pratique sociale ?

4. L'élaboration de théories explicatives et prédictives, testables par des observations et des expérimentations

Selon les termes de Harré (1984, p.168), "les théories sont la force des sciences dans la mesure où en elles s'exprime notre compréhension du monde". Les avancées scientifiques ne se construisent pas par généralisation déduite de multiples observations. Même si ces actes sont fondamentaux, l'exercice consiste plutôt à imaginer et à créer des modèles, des analogues du monde réel qui permettent d'expliquer des observations surprenantes. Et plus important encore, ces modèles peuvent permettre des prédictions testables.

Ainsi, l'apport principal de Wegener a été d'imaginer, malgré les évidences physiques du moment, que les continents américains et africains avaient été jointifs ; celui de Pasteur d'imaginer que les maladies infectieuses étaient causées par des organismes microscopiques, invisibles à l'oeil nu. Quant à Darwin, il a imaginé un monde dans lequel les espèces vivantes évoluent lentement à travers un processus qui couple l'apparition de mutations génétiquement transmissibles à une sélection naturelle. Enfin, l'apport de Fournier (1826) puis d'Arrhénius (1896), ou encore de Milankovitch (1912) est d'avoir imaginer une théorie expliquant les évolutions climatiques par des forçages atmosphériques et astronomiques (effet de serre et cycle de Milankovitch).

Certains diront que les théories de Wegener, de Darwin ou de Milankovitch ne sont pas testables, à nos échelles de temps en tout cas. Pourtant, si l'on pense aux cartes de risques sismiques ou volcaniques, elles permettent de précieuses prédictions. Et les observations et les expérimentations, qui permettent d'élaborer rationnellement des connaissances (Driver et al. 2000, p.297) fournissent justement les données nécessaires pour tester les théories.

Mais dans quelles mesures les données recherchées pour tester les modèles et le sens qu'on leur donne ne sont pas déterminées par la théorie que l'on défend ? Il s'agit d'ailleurs de la critique favorite des créationnistes qui précisent que l'évolution n'est qu'une théorie. Cette critique montre le manque de compréhension de l'importance des idées théoriques en sciences. Elle reflète simplement le sens commun que l'on donne de nos jours au terme "théorie", considéré comme une supposition purement spéculative. Les théories scientifiques sont bien plus que cela, comme nous allons en discuter à présent.

5. Le raisonnement scientifique commence par des observations et des questions causales

Une des représentations des sciences largement partagée, notamment en milieu scolaire, suppose qu'il existe une méthode propre à toute la communauté scientifique qui consisterait à déduire logiquement des connaissances à partir de l'observation du monde. Cette méthode permettrait également de faire des prédictions testées en utilisant l'expérimentation. Ayant identifié les variables principales, l'expérimentateur fixe alors les variables indépendantes et fait varier la variable dépendante pour observer ses effets sur le phénomène étudié et estimer la confiance que l'on peut accorder au test. L'experimentation est satisfaisante lorsque les résultats confirment la prédiction. Ce raisonnement n'est pas sans rappeler celui que l'on associe parfois aux tests des modélisations climatiques, avec ou sans paramètres anthropiques, sur la période des cinquante dernières années (IPCC, AR4, 2007). Ils conduisent à reconnaitre que les modèles climatiques utilisés sont fiables et donc que les émissions anthropiques sont la principale variable qui influence l'évolution climatique récente.

Cette logique est celle du positivisme évoqué précedemment. Depuis le début du XXème siècle, il décrit la méthode scientifique comme une déduction logique liée directement aux observations. Cette vision ne s'accorde pourtant pas avec le raisonnement scientifique. D'abord parce qu'il n'existe pas une seule méthode scientifique : la méthode du physicien théorique diffère largement de celle de l'entomologiste travaillant sur le terrain, identifiant et classant des espèces. Tous deux contribuent à l'entreprise scientifique mais en utilisant des méthodes appropriées à leur champ d'investigation disciplinaire. De même, l'expérimentateur de chimie organique dispose d'un large éventail de méthodes acquises à la suite d'années de pratiques. Mais cela ne siginfie pas que le raisonnement scientifique n'est pas structuré : le processus de production de connaissances commence avec des observations et de questions causales. Par exemple, Darwin se demande pourquoi les pinsons des Galapagos sont différents et adaptés aux conditions de leurs îles d'appartenance. On pourrait encore s'interroger sur les raisons qui expliquent que la température d'ébullition de l'eau n'augmente pas alors que l'on continue à la chauffer. Pourquoi les planchers en bois semblent plus chauds que les planchers en céramique ? Comment le dioxygène et le dihydrogène, deux gaz extrêment réactifs, produisent un liquide abondant et relativement stable, particulièrement abondant sur notre planète ?

Giere (2006) a tenté de modéliser cette première étape du raisonnement scientifique (voir aussi Urgelli, 2009, p.110 à propos du modèle de Nagel (1961) commenté par Roqueplo (1974)). A partir d'une simple observation ou d'observations répétées, le scientifique s'interroge sur l'origine explicative du phénomène naturel observé.


A model of scientific reasoning (Giere, 2006, p.29)
Remarques personnelles : Entre le modèle et sa capacité prédictive, il me semble que le processus est bidirectionnel.
Entre le modèle et les données d'observation ou d'expérimentation, il existe selon moi un processus de confrontation.

6. Montrer que la créativité et la modélisation sont au coeur de l'activité scientifique

Développer des explications causales nécessite d'imaginer un monde différent en puisant dans nos connaissances conceptuelles. C'est une des clés de l'entreprise scientifique, comme d'autres formes d'activité sociale. Dans son ouvrage Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique (1963), Karl R. Popper a proposé une description de ce processus créatif clé de l'activité scientifique.

Il semble donc indispensable de montrer aux étudiants que ce processus est fondamental et que différentes représentations du monde ont besoin d'être confrontées aux modèles scientifiques. Ainsi la représentation selon laquelle "les plantes s'alimentent grâce à la terre" a besoin d'être mise en regard du modèle scientifique qui démontre que la majeure partie de la masse carbonée d'une plante provient de CO2 atmosphérique. L'enseignement des sciences insiste plus souvent sur le processus de collectes de données que sur le développement de modélisations exploratoires (Gilbert et Boulter, 2000) à tester. Dans ce cas, l'enseignement oublie de montrer que le développement de modèles et de théories innovantes pour expliquer le monde est la réalisation intellectuelle principale de l'activité scientifique. Elle mobilise plusieurs formes d'argumentation.

6a. Une première forme d'argumentation scientifique : la retroduction

Le développement de modèles explicatifs s'apparente à l'adoption provisoire d'une hypothèse qui semble offrir l'explication la plus probable aux observations. Cette forme d'argumentation est connue sous le nom d'afférence explicative la plus probable (retroduction). Ainsi, face à un planishère, une observation de type puzzle entre la côte ouest africaine et la côte est de l'Amérique du Sud peut générer une hypothèse selon laquelle ces continents étaient jadis unis et se sont séparés l'un de l'autre. Si cette hypothèse est acceptable, elle pourrait alors expliquer l'ajustement morphologique de ces continents. L'argument, un peu circulaire et fondé sur des évènements passés, pourrait donc expliquer rétrospectivement l'état du monde actuel. Il s'agit d'un point de départ pour l'activité scientifique. C'est cette même forme d'argumentation qui fut développée par Darwin pour expliquer la variation entre espèces sur les îles Galapagos. De même, à la suite des observations par Penzias et Wilson (1946) de l'existence de trois formes de radiations microondes provenant de toutes les directions de l'Univers, des scientifiques proposèrent que l'Univers s'est formé à partir de l'expansion d'un état singulier qualifié de Big Bang, ce qui conduit à la formation de radiations électromagnétiques microondes. Etant donné que les observations montrent l'existence de ces radiations, la théorie du Big Bang est acceptable, alors que la théorie d'un Univers stable n'est pas en mesure d'expliquer ces observations. Pour revenir au modèle de Giere, cela revient donc à comparer le modèle et les observations. Constatant que l'hypothèse afférée (retroductive) colle aux données, on peut raisonnablement accorder une certaine confiance au modèle.

6b. Une autre forme d'argumentation : l'hypothético-déduction
(voir à ce titre les limites de cette forme argumentation dans l'élaboration de modèles prédictifs)

Pasteur fut tellement convaincu de la validité de son modèle selon lequel l'injection d'un agent pathogène rendu non virulent rendrait les individus plus résistants à la pathologie correspondante qu'il était prêt à voir son hypothèse testée publiquement (Geison, 1995). Du point de vue du modèle de Giere, cette argumentation correspond à une comparaison entre la prédiction et les données acquises empiriquement (par expérimentation). Si la comparaison ne donne pas les résultats attendus, le modèle sera modifié voire abandonné. Un autre exemple célèbre se rapporte aux prédictions d'Einstein fondées sur sa théorie de la relativité générale : elles ont été confirmées par les travaux de Edgington en 1919. Au final, il faut retenir que l'hypothèse résulte de la théorie et non l'inverse ! Cet aspect de l'activité scientifique qui la distingue des autres formes de connaissances se résume donc à la capacité de produire des théories permettant des prédictions testables.

Remarque : Popper estime qu'avoir une prédiction confirmée ne signifie pas qu'elle est universellement acceptable : elle est simplement acceptable dans les conditions et les contextes fixés. Pour chaque théorie et ses prédictions, plus on peut réaliser de tests qui la confirme et plus on a de chance qu'elle soit acceptable. Mais pour cet auteur, la capacité des sciences a montré qu'une assertion logique est fausse empiriquement est une caractéristique déterminante des sciences. Popper précise ainsi qu'un nombre important de tests ne suffira jamais à montrer qu'une idée scientifique est irrévoquablement acceptable. Une assertion n'est scientifique que si elle est potentiellement falsifiable (falsification). Les expérimentations ne doivent pas être considérées comme des tests de validité d'une hypothèse mais comme des expérimentations possiblement falsifiables.
Mais cette vision popperienne des sciences ne correspond pas à la manière dont les scientifiques, et la plupart des humains, travaillent : les expérimentations sont conduites pour vérifier si les théories sont supportées par des évidences et non pour s'intéresser à la manière dont elles pourraient être falsifiables. Ainsi, adopter ce critère de falsification comme un point marquant de l'activité scientifique conduirait à exclure certaines sciences de vivant qui n'utilisent pas la méthode hypothético-déductive.


Pour la Science - n° 402 - Avril 2011

Néanmoins, il me semble pouvoir identifier cette forme d'argumentation scientifique popperienne, à travers cet extrait de l'article Pour La Science d'avril 2011, et plus exactement dans ces quelques lignes écrites par la chercheuse américaine Mary Schweitzer, maître de conférences au Département des sciences marines, terrestres et atmosphériques de l’Université de Caroline du Nord, et conservatrice adjointe du Muséum d’histoire naturelle :

À l’époque, tout juste diplômée de l’Université d’État du Montana, je n’étais pas une paléontologue confirmée. Parce que je demandais l’avis de divers enseignants et thésards, Jack Horner, le conservateur du Département de paléontologie du Muséum des Rocheuses, à Bozeman, eut vent de mes petites sphères rouges. Il me pria d’y jeter lui-même un coup d’œil, et je le vis alors, le front plissé par l’attention, regarder dans le microscope pendant ce qui me sembla des heures. Puis il me demanda ce que j’en pensais. Je lui répondis que ces structures avaient la taille, la forme et la couleur de globules rouges et qu’elles semblaient aussi être là où l’on trouve de telles cellules… C’est alors qu’il me lança le défi qui, aujourd’hui encore, inspire mes recherches : «Eh bien, prouvez-moi qu’il ne s’agit pas de cellules sanguines !» Si je n’y parviens pas, il faudrait alors bien admettre que c’en sont.
Depuis, mes collègues et moi avons retrouvé dans plusieurs spécimens divers restes organiques : vaisseaux sanguins, cellules osseuses, fragments du tissu corné qui constituait les griffes, etc. La préservation de tissus mous au cours de la fossilisation est certes très rare, mais ce phénomène ne s’est pas non plus produit qu’une seule fois.
Ces découvertes contredisent les descriptions classiques de la fossilisation.

6c. L'induction

Le fait que les théories doivent être mises à l'épreuve plusieurs fois, lorsque cela est possible par de multiples expériences, conduit à généraliser par induction. Par exemple, l'hyptohèse théorique selon laquelle l'énergie se conserve à travers toute forme d'interaction a été testée à de nombreuses reprises, au point qu'elle a acquis un tel degré de confiance qu'elle est devenue une loi qui régit le monde naturel. Les lois scientifiques ne sont que des généralisations inductives pour lesquelles le dégré de confiance est si fort qu'elles acquièrent le statut de fait. Eddington précisait ainsi en 1928 que lorsqu'une théorie va à l'encontre de la seconde loi de la thermodynamique, elle est vouée à être profondèment humiliée.

Mais ce n'est pas parce qu'un concept a atteint ce statut de loi qu'il est universellement acceptable. Ce serait mal comprendre l'induction. En effet, toute nouvelle donnée peut à tout moment détruire une argumentation inductive. L'exemple précédent concernant la conservation de la matière organique par fossilisation illustre ce processus, tout comme l'East side story de Coppens s'effondre lorsque le crâne du tchadien Toumaï se révèle être le reste d'un des plus viels hominidés fossiles connus à ce jour.

Quel crédit accorder alors aux argumentations scientifiques à propos de l'état du monde et de son fonctionnement ?

7. La guerre des sciences et le virage sociologique

Amoins de faire preuve d'une réalisme naif, Les connaissances produites par les scientifiques à propos de l'état du monde ne peuvent pas être considérées comme des vérités absolues. La position adopté par la plupart des scientifiques correspond plutôt à un réalisme critique : bien qu'il existe des limites aux observations et aux données récoltés et sachant que nos interprétations sons potentiellement faillibles, il existe néanmoins un monde matériel indépendant de nous. Nos connaissances sur ce monde résultent nos filtres perceptuels et nos processus cognitifs qui ont leurs limites.

Les relativistes considèrent quand à eux que la dépendance entre théorie et observations rend nos idées à propos du monde fortement dépendantes des inteprétations individuelles. Ils estiment que les vérités absolues n'existent pas et que toute vérité se construit en fonction des références, du langage et de la culture de chacun. Les travaux d'éthnographie de Latour et Woolgar (1996) appuient cette vision de la pratique scientifique. De 1975 à 1977, ces auteurs ont observé dans un laboratoire de neuroendocrinologie comment les scientifiques transforment leurs hypothèses initiales en idées qui au final deviennent des faits. Ils précisent que la rédaction d'articles scientifiques constitue un processus rhétorique dans lequel les données sont sélectionnées pour soutenir un argument particulier qui sera accepté par les pairs et qui s'inscrit dans des normes sociales et des critères de sélection définis par la communcauté scientifique. Latour et Woolgar en déduisent que l'activité scientifique s'apparente à une lutte acharnée pour construire une réalité, à travers un discours destiné à produire un effet de vérité, en utilisant des structures particulières d'énonciation.

Collins et Pinch (1983) ont proposé le même genre d'interprétation de l'activité scientifique, ce qui a été interprété comme une véritable provocation par certains scientifiques. Dans les années 1990, les débats houleux entre scientifiques et sociologues des sciences furent qualifiés de guerre des sciences. La paroxysme fut atteint en 1998 avec la publication d'un article cannular dans une revue de sociologie des sciences par les physiciens Sokal et Bricmont.

Dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), Thomas Kuhn précise que l'activité scientifique se manisfeste par l'alternance de périodes dites nomales et de périodes de révolutions scientifiques. Durant la période normale, la communauté adhère dans sa grande majorité à des valeurs et des normes partagées autour ce que doivent être des pensées scientifiques acceptables. Ces normes, ces valeurs et ces pratiques scientifiques, partagées à un instant donné, fonde un paradigme, au sein duquel les scientifiques adoptent les mêmes bases théoriques sans les remettre en question. Dans ce cadre kuhnien, on peut parler de paradigme de l'effet de serre anthropique ou encore de celui de dynamique des plaques lithosphériques. Sont considérées comme connaissances scientifiques, celles produites dans le cadre du paradigme dominant. On peut ainsi comprendre les controverses que suscitent certains scientifiques, nécessairement marginaux lors d'une période normale, lorsqu'ils remettent en question par exemple la responsabilité de l'homme dans l'évolution climatique récente, en invoquant d'autres paradigmes pour expliquer le fonctionnement climatique des dix à cent dernières années (Urgelli, 2009).

Pour Kuhn, le paradigme est socialement et culturellement situé. Dans le contexte normal, l'activité scientifique peut (et doit; selon moi, pour diverses raisons) être sousmise à une analyse sociologique, puisqu'elle ne produit pas des connaissances supposées au dessus des autres connaissances sociales. Cette approche kuhnienne de l'activité scientifique va bien entendu à l'encontre de l'approche positiviste logique qui suppose que les connaissances scientifiques sont indépendantes de la culture, de l'endroit, de l'époque et de toute forme de subjectivité, et déduites logiquement d'observations vérifiables.

Durant les années 1970, la sociologie des connaissances scientifiques (Sociology of scientific knowledge, SSK) conduit de nombreuses études (Bloor, 1976), qui amènent à critiquer une vision des sciences quelque peu idéalisée, notamment par les travaux de Merton (1943). [dans l'ouvrage de Osborne et Dillon,, il me semble, si je peux me permettre, que les auteurs n'ont pas lu avec attention l'ouvrage de Merton The normative structure of Science (1943) et non 1973 !... il faut donc prendre ce passage avec des pincettes. Je reprendrais le texte de mon intervention en octobre 2009 pour l'Association française de sédimentologie...]. Ce dernier précise que l'activité scientifique repose sur plusieurs valeurs : l'engagement à partager les connaissances produites avec la communauté scientifique (le communalisme), la reconnaissance que les connaissances scientifiques sont indépendantes du contexte social et culturel (l'universalisme), un détachement personnel vis-à-vis des travaux réalisés et de leur devenir (le désintéressement), la croyance dans le fait que l'activité scientifique est indépendante des valeurs (l'objectivité), l'engagement à questionner et à critiquer toutes les connaissances scientifiques (le scepticisme organisé). Mais il semble que les scientifiques, même s'ils aspirent à ces valeurs, ine les atteignent que rarement. Les historiens et les sociologues des sciences montrent par exemple que des valeurs et une épistémologie purement masculines ont régi les inteprétations scientifiques des comportements des primates (Haraway, 1989 ; Harding, 1991). Cela m'évoque également les analyses du didacticien Clément à propos du traitement de la reproduction humaine dans les manuels scolaires de sciences [source à préciser, Chamonix, ????]. De même, l'universalisme peut être largement questionné lorsque certaines recherches scientifiques sont conduites sous le financement d'organisations militaires ou d'industries privées (pharmaceutiques, alimentaires, cosmétiques, pétrolières,...) et n'ont jamais été publiées (Ziman, 2000).

8. Les valeurs des sciences

Les recherches issues des courants SSK affirment donc que l'activité scientifique n'est pas indépedante de valeurs. Elles précisent qu'il existe d'abord des valeurs internes dont la plus connue est probablement l'engagement à agir avec parcimonie dans l'élaboration de modèles explicatifs. Il s'agit du principe du rasoir d'Occam, élaboré par l'auteur du même nom au XIVè siècle : lorsque deux explications d'égale mérite sont en compétition, il faut choisir la plus simple.



Photographie résultant de l'addition de 5 poses de 10 min avec un Canon 350D sur un pied photo.
Un total de 50 minutes d'exposition centrée sur "l'Etoile Polaire" (une entité fictive puisqu'il n'y a pas d'étoile en ce point !)
Source : le site d'astrophotographaphie Romandie, année 2006.

Un exemple de l'application de ce principe est lié aux diverses interprétations de la photographie ci-contre : soit toutes les étoiles tournent autour de "l'Etoile polaire", soit notre planète tourne sur elle même et revient à la même position toutes les 24 heures.

Les deux interprétations se valent et en s'appuyant uniquement sur le résultat photographique, il semble impossible d'en choisir une. Dans ce cas, la seconde explication est préférable puisqu'elle suppose un modèle explicatif plus simple et élégant que celui qui permettrait d'expliquer comment toutes étoiles tournent autour de "l'Etoile polaire".

Il en fut de même lorque Copernic expliqua le mouvement rétrograde des planètes d'une autre manière que celle de Ptolémée, qui supposait l'invention du modèle épicyclique, toutes les planètes tournant autour d'une Terre fixe et centrale.

9. Des sciences à la fois constructives et critiques

Pour se défendre contre les arguments relativistes de Latour selon lesquels les discours scientifiques ne sont pas une forme privilégiée ou distincte de discours, on avance souvent la rationalité et l'objectivité des sciences, ce qui revient à reconnaitre que les sciences sont une pratique sociale regroupant une communauté d'individus partageant les mêmes normes et valeurs et s'engageant à rechercher des évidences (Siegel, 1989, p.14). Comme le propose Longino (1990), cette recherche des évidences est un standard de la rationalité, indépendant des paramètres culturels et qui suppose une communauté qui s'engage dans une critique intersubjective à travers la présentation de leurs discours à leurs collègues et la pratique du peer-review. Bien que ces processus puissent être distordues, comme le montre l'affaire Lyssenko par exemple, l'esprit critique de la communauté permet d'éviter le mantien de théories dont on peut démontrer le caractère erroné. Pour Logino, les sciences sont objectives lorsque la critique transformative est acceptée (1990, p.75). Par conséquent, une communauté scientifique qui supporte plusieurs points de vue différents est susceptible d'être plus objective et de conduire à ètablir des liens entre diverses descriptions d'une même réalité partagée.

Il apparait ainsi que la production scientifique est le résultat d'une communauté engagée à la fois dans la construction et la critique, une critique qui prend la réalité comme unique arbitre (Pickering, 1995). De ce fait, les scientifiques seraient plus engagés à soutenir leurs idées face au scrutin critique qu'à imaginer de nouvelles idées sur la manière dont le monde pourrait fonctionner.

L'implication pour l'enseignement et la médiation scientifique

Si l'on souhaite conduire les [jeunes] citoyens à acquérir des connaissances scientifiques de manière critique, il faut leur donner l'opportunité de comprendre comment ces connaissances sont produites et apparaissent comme des évidences et les raisons de nos croyances. Mais pas seulement : il faut les inviter à s'engager dans une critique scientifique utilisant une argumentation fondée sur ce qu'ils savent du monde matériel. Il faut mettre en place des situations qui leur permettent d'exposer publiquement leurs argumentaires aux autres, dans le but d'évaluer pourquoi leurs conclusions sont ou non justifiées. Comme le précise Ford (2008, p.420), le rôle de l'enseignant et du médiateur scientifique n'est donc pas seulement d'identifier des erreurs mais aussi d'élaborer des stratégies facilitant les échanges entre 'pairs" et l'exposé de la diversité des connaissances supposées. Selon cet auteur, cette problématisation des connaissances permet d'entrer dans cette forme de culture scientifique. Par exemple, l'enseignant pourrait poser la question suivante : "Comment sait-on que la matière est faite d'atomes ?" ou "Pourquoi le cuivre devient noire lorqu'il est chauffé ?". Autour de cette question, Van Praagh (2003, p.44) reporte le débat avec ses élèves dans le cadre de l'enseignement de l'oxydation :

Smith dit "je pense qu'il est recouvert de suie par la flamme". "Bonne idée". J'écris au tableau "La théorie de Smith : le truc noir est de la suie". "Il pourrait avoir raison", je précise. "D'autres idées ?". "Oui Monsieur" répond Robinson : "je pense que c'est une impureté qui sort du cuivre lorsqu'il est chauffé". Alors la théorie de Robinson est également écrite au tableau. "Je sais ce que c'est" précise Solly dont le frère plus âgé est en classe de seconde. La théorie de Solly est la suivante : "le truc noir se forme par l'action de l'air sur le cuivre". Je demande "comment allons nous décider qui a raison ?". Je propose d'élaborer trois expériences pour tester ces trois théories.

De cette manière, un espace de discussion et d'argumentation s'ouvre aux étudiants, dans un processus visant à tester leurs idées face au monde matériel et à utiliser leurs découvertes pour critiquer les autres théories. En s'engageant dans de telles pratiques, Ford (2008) et Duschl (2007) estiment que les étudiants developpent plus facilement une compréhension de la nature des sciences et du raisonnement scientifique, à condition que les formes et les valeurs qui fondent l'activité critique soient discutées.

Implications pour la formation des enseignants

"Si les enseignants connaissaient la nature des sciences, ils l'intégreraient dans leur enseignement" : les recherches en sciences de l'éducation ont montré que cette affirmation n'est qu'une supposition. Durant les dix dernières années, on a montré que "Comment les sciences fonctionnent" (la socioépistémologie des sciences) doit être un élément à part entière du curriculum d'enseignement scientifique. Les politiques d'éducation scientifique supposent souvent que les enseignants ont les connaissances et les pratiques pédagogiques qui leur permettent d'intégrer la nature des sciences dans leur enseignement et de faire saisir aux élèves l'importance de cette connaissance. Cette supposition est largement questionnée par les sciences de l'éducation mais également les sciences de la communication, notamment lorsque la médiation des sciences présente les scientifiques comme des travailleurs isolés et désintéressés socialement, à la recherche de la vérité.

Traduction, adaptation et développements : Benoit URGELLI, juillet 2011