Comportements citoyens et responsabilité du système éducatif

Benoît Urgelli
last up-date : 13 octobre, 2013

Autre participant: Muriel POMMIER, INRP, Didier HOUI, Directeur de l' ARPE - Jean-Yves LENA, IUFM
Animation: Michèle LAURISSERGUES, présidente de l'AN@AE

voir aussi Changement cliùatique et développement durable : traitement d'une question socialement vive à l'école
8e Biennale de l’éducation et de la formation de l'INRP

Intervention à la table ronde du Colloque AN@AE du 22 mars 2006 à l'ENFA de Toulouse

Mes travaux de recherche portent sur l'éducation à l'environnement pour un développement durable, dans le cadre d'une demande politique faisant suite au positionnement internationale de la France, notamment durant le Sommet de la Terre de Johannesburg en septembre 2002 (Chirac, 2002).

Citons quelques évènements socioscientifiques de contexte qui ont accompagné cette période (avec différents moments discursifs au sens de Moirand, 2002, 2004) : l'adoption de la Stratégie nationale du développement durable en juin 2003, l'insertion d'une Charte de l'environnement dans la constitution en 2004, le lancement de la Décennie UNESCO de l'éducation au développement durable pour la période 2005-2014, mais aussi, dans le cadre de la question du réchauffement climatique, le lancement du plan Climat par le ministère de l'Ecologie et du développement durable en 2004, l'adoption du protocole de Kyoto en février 2005 et la conférence internationale sur les changements climatiques de Montréal en décembre 2005.

Dans ce contexte, le positionnement de l'institution scolaire s'inscrit explicitement dans le débat international sur le développement économique des sociétés modernes, dans un environnement écologique fini, se dégradant au rythme de l'activité des sociétés occidentales, mais ne créant pas nécessairement un sentiment social de bien-être.

Le projet de société dans lequel se sont engagés les décideurs politiques est celui d'un développement durable (voir définition du rapport Brundtland, Notre avenir à tous, 1988 et les analyses se développent sur les raisons du glissement de la notion d'écodéveloppement à celle du développement durable.

Dans le cadre de ce projet global de société, comment est pensée l'évolution climatique ?

Le cadre théorique de ma réflexion est à cheval entre plusieurs disciplines académiques, entre sciences expérimentales et en sciences humaines et sociales. Pour l'étude du traitement dans l'institution scolaire de la question du changement climatique et de l'effet de serre additionnel, pour une éducation à l'environnement durable telle qu'elle a été définie par la circulaire officielle du 15 juillet 2004 de généralisation de cette éducation à l'ensemble du système scolaire, je suis attentif aux modèles et aux pratiques des acteurs des sciences du climat, des sciences de l'éducation et enfin des sciences de la communication.

Les liens entre la question de l'évolution climatique et celle du développement durable sont étroits, comme le montre les préoccupations et les conclusions du groupe international d'experts du climat (GIEC)* en 2001 : le changement climatique questionne les choix énergétiques pour le développement des sociétés et ce développement questionne à son tour l'impact de la modification de la teneur en gaz à effet de serre et donc la perturbation anthropique probable, en réponse à des choix énergétiques d'origine plus ou moins carbonée. Ces questionnements appellent un regard sur le long terme, un regard social et politique sur un modèle du développement soutenable, celui du dévelopepment durable ayant été adopté apparemment de manière consensuelle par presque toutes les instances nationales et internationales.

  • voir remarque et objections de François de Ravignan, Agrobiosciences, 2005.
  • GIEC : Institution créée en 1988 sur l'initiative de l'ONU et de la WMO, en relation avec le PNUE.
  • Voir article Urgelli, B. (2005). Climat : les experts entre science et diplomatie. Les dossiers de l'ingénierie éducative, Dossier : Aborder les enjeux de l'environnement, 53, 12-16.

Le changement climatique est à ce titre une question scientifique socialement vive, en débat chez les experts des sciences expérimentales et des sciences sociales et qui politiquement, appelle des débats pour une prise de décision. En théorie du moins, car la prise de décision, en France en tout cas, s'appuie souvent, sur une expertise scientifique technocratique, peu transparente socialement, qui s'accompagne d'une vision positiviste de la science (Roqueplo, 1974, 2003). Selon Laurence Monnoyer (1997), cette forme d'expertise entrave la participation politique des citoyens profanes, comme le montre son étude sur le traitement politique de la question des essais nucléaires.

Dans le projet de l'institution scolaire, l'éducation civique et scientifique des enfants et élèves, doit leur permettre de comprendre et de participer aux débats publics dans lesquelles la science est impliquée.

Même si la question des débats sur le modèle du développement durable semble d'emblée occulter par le choix institutionnel d'une éducation à l'environnement pour un développement durable, il n'en reste pas moins que les enjeux énergétiques de cette question et son traitement par des experts interdisciplinaires méritent un éclairage sur les stratégies d'acteurs en jeu, ou sur les jeux d'acteurs et d'arguments pour reprendre l'expression de Francis Chateauraynaud (2007, 2011).

Question de sciences et de société, dans le cadre d'une éducation scientifique et citoyenne, le changement climatique nécessite donc, pour son traitement par l'institution scolaire, une approche interdisciplinaire à cheval entre les sciences expérimentales et les sciences humaines et sociales, comme beaucoup de questions environnementales, dans le cadre plus large d'un projet d'éducation à la citoyenneté.

  • intervention de Philippe Meirieu, 2006, à la soirée débat « Éduquer à l’environnement et au développement durable » autour du film « L’enfant et la planète », mars 2006, Cap Canal et CRDP de Lyon.

Reste la question de la mobilisation des acteurs sociaux autour de cette question et des comportements citoyens pouvant concourir à traiter la question du changement climatique.

Changements climatiques et citoyenneté : quel modèle de communication ?

Dans le cadre de la recherche de solutions au défi climatique (Bourg, D. 2003, Geoscience n°335), les solutions sont à la fois politiques, notamment par l'imposition d'une diète énergétique vis à vis des ressources fossiles dont l'exploitation génère l'émission de gaz à effet de serre. Mais elles sous-tendent une adhésion sociale avec une modification des comportements individuels et collectifs, parfois bien contraignante, comme dans le cas des transports par exemple.

On peut signaler à ce titre la campagne politique du Plan CLIMAT 2004 et 2005, basée sur les résultats de l'expertise scientifique du GIEC et sur l'adhésion nationale au protocole de Kyoto. Une série de mesures concrètes de mobilisation sociale sont mises en oeuvre. L'éducation, mais aussi la médiatisation massive de la question et de ses enjeux citoyens, font partie des leviers d'action citoyenne, comme cela est d'ailleurs proposé dans le cadre plus large de la Stratégie nationale du développement durable (2003) ou encore de la Charte de l'environnement (2004). On comprend mieux alors pourquoi de nombreux acteurs de notre société se trouvent impliquées dans la question climatique et chacun apporte une réponse aux stratégies de modification des comportements individuels et collectifs, encore une fois, dans le cadre d'un projet de société d'apparence consensuelle, celui du développement durable.

Dans la recherche de solutions, on retrouve souvent la prédominance d'un modèle de communication que je résume de la façon suivante:

Un message clair et fort, basé sur une expertise scientifique --> Une sensibilisation et une prise de conscience
--> Mobilisation et action citoyenne avec changements de comportements
(pas toujours définies par l'institution ou le groupe social qui médiatise la question et son enjeu (exemple Greenpeace, Expo CLIMAX,...)

Ce modèle linéaire, qu'on l'on pourrait inscrire dans une théorie de l'influence médiatique forte (Fourquet, M.-P. (1999). Un siècle de théories de l’influence : histoire du procès des médias. Médiation et information, 10, 101-116), repose sur une communication de masse et sur une expertise scientifique technocratique. Il guide de nombreux discours d'acteurs et des pratiques de communication et d'information, et peut être même d'éducation, aussi bien chez les experts du climat, les industriels, les militants de la protection de l'environnement, les décideurs de la politique énergétique et climatique, les agriculteurs directement concernés par les effets d'un changement climatique, les médiateurs scientifiques (journalistes, animateurs, éducteurs) et probablement les décideurs de la politique éducative sur l'environnement, pour un développement durable.

Ces derniers pourraient probablement penser que les enseignants constituent une courroie de transmission sociale de ce message (comme l'exemple de la campagne ADEME 2004 "Faisons vite, ça chauffe" ou de l'information diffusée pendant les bulletins météo de grandes télévisions nationales (voir Catherine LABORDE, TF1, novembre 2005). Entre Etat et citoyens, la mise en oeuvre d'une éducation scolaire, souhaitée de plus en plus hors des murs de l'école, s'inscrit dans un projet politique à visée mobilisatrice, incluant des partenaires se déclarant préoccupés par les enjeux de l'environnement et du développement durable. Dans beaucoup d'esprits, l'éducation de l'enfant ou de l'adolescent (Hulot (2006) parle de la nécessité d'une imprégnation écologiste sur les bancs de l'école), est aussi un moyen d'entrer dans l'éducation des parents citoyens.

Quoiqu'il en soit, et quel que soit le contexte institutionnel, il faut s'interroger sur l'efficacité de cette stratégie d'action sociale, et pour le système éducatif, sur la place de l'enseignant dans ce contexte particulier. Une chose semble évidente pourtant, il manque dans cette vision de la mobilisation et de l'action citoyenne une analyse du profil sociologique des différents récepteurs et des énonciateurs du message, leur vision du monde, leurs habitudes, leurs systèmes de valeurs, leurs connaissances et leurs représentations sur la question du changement climatique et de l'effet de serre additionnel, leurs visions de la responsabilité citoyenne, individuelle et collective, et l'acceptabilité sociale des actions possibles de lutte contre le changement climatique. Et quant en plus un des acteurs sociaux est un enfant, en cours de développement, la responsabilité et la posture de l'enseignant dans le cadre de cette mission éducative méritent d'être analysées plus finement. On peut donc s'interroger sur la place des enseignants et des pratiques pédagogiques qui accompagnent une EEDD en relation avec la question du changement climatique.

Une éducation pour changer les comportements ?

Change-t-on les comportements des élèves qui sortent d'un débat de classe autour de la question climatique ? Est-ce là un enjeu éducatif ? On peut se poser la question et seule l'évaluation des pratiques pédagogiques dont les enseignants sont experts pourra le révéler.

Par contre, je rejoins les efforts et les approches des formateurs d'enseignants du Ministère de l'Agriculture, au premier rang dans le traitement éducatif des problèmes d'environnement ayant des implications sociétales, et donc en avance sur ces questionnements, comme le montrent les travaux, entre recherche en éducation et expérimentation pédagogique, de l'équipe de didactique des questions scientifiques socialement vives de l'ENFA.

Si j'ai bien saisi la portée de leurs travaux sur le traitement de cette famille de questions à l'école, une des actions éducatives qui peut peut-être conduire à un changement de comportements, passe par l'introduction de débats argumentés en classe, car les questions socio-scientifiques font débat à la fois chez les experts scientifiques mais également en terme de choix de société. C'est donc probablement par l'apprentissage du débat participatif qu'une porte d'entrée pédagogique se profile pour l'enseignant avec ses élèves, plus que par la mise en oeuvre d'une instruction et d'une transmission de savoirs, inscrites dans l'idée du déficit model, sachant que les savoirs sont pluriels et pour certains, controversés.

Plusieurs grandes questions émergent ici: Quelle posture pour l'enseignant dans la gestion des débats et en tant qu'acteur social chargé d'une mission, dans un contexte de politique éducative pré-établie ? Quelle démarche mettre en oeuvre dans l'enseignement pour saisir les enjeux scientifiques et sociaux d'un traitement des questions environnementales comme celle du changement climatique ? Quel(s) rapport(s) aux savoirs disciplinaires, probables mais également incertains, voire improbables et fortement interdisciplinaires ?

S'appuyer sur l'expertise des enseignants

C'est à toutes ces grandes questions, qui ont des implications en terme de formation des enseignants et qui supposent probablement des innovations dans les pratiques pédagogiques auxquels nous essayons de répondre, en étroite relation avec l'ENFA.

A l'INRP, depuis septembre 2004, nous tentons d'appliquer le modèle de formation d'enseignants au traitement de la question du changement climatique et les stratégies pédagogiques imaginées par le groupe didactique de l'ENFA. Avec une équipe interdisciplinaire de huit enseignants du secondaire, nous tentons de construire ce que Gérard Fourez, 1997 de l'université de Namur appelle des îlots de rationalités autour de cette question. Dans un océan de connaissances et de questionnements, mais également d'incertitudes et de contradictions, nous construisons un modèle de traitement de la question du changement climatique en relation avec le développement durable, en identifiant les savoirs interdisciplinaires en jeu, les controverses mais aussi les différents acteurs sociaux, regroupés le plus souvent en réseau, leurs enjeux personnels, collectifs, voire corporatistes.

Alors comment se construit cet îlot interdisciplinaire de rationalité ? Notre démarche s'appuie ici sur le constat de la présence de messages médiatiques abondants (télévision, radio, presse écrite, Internet) à contenus variables, autour de la question du changement et auxquels les jeunes ne peuvent pas ou peu échapper (Chailley, 2004). Elle s'appuie également sur la notion de moment discursif pour établier des corpus médiatiques, analyser les jeux d'acteurs et d'arguments, et identifier des logiques argumentatives en contexte (Moirand, 2004), c'est à dire les systèmes de représentations (du vrai, du juste, de l'important, de l'utile notamment) qui définissent un positionnement sur la question et orientent les attitudes citoyennes (postures).

S'appuyer sur la diversité des médiations pour construire des îlots de rationnalité

Basés sur la prévision des impacts environnementaux et sociaux du changement climatique d'origine anthropique, des messages, souvent contradictoires, parfois sensationnels et catastrophistes (voir texte Urgelli, PRADIS 2005 et 2006 The Day after tomorrow), mais également souvent didactiquement remarquables (C'est pas sorcier 2002, sur l'effet de serre : coup de chaud sur la planète, ou encore le dossier Le Monde décembre 2005 sur le Climat) font partie de l'univers de nos enfants et souvent de leur système de référence (voir remarque du forum EEDD de Genève, 2004).

Nous sommes plusieurs à penser que le système éducatif ne peut pas les ignorer, les maintenir à distance en les diabolisant, surtout lorsqu'on demande de traiter des questions d'environnement dans lesquelles les sciences sont impliquées avec d'importants enjeux de société. Ces questions sont par essence complexes, expertisées et médiatisées (Urgelli, 2009).

En effet, l'analyse des pratiques journalistiques montre que la mission que se donne le journaliste scientifique, c'est d'éclairer son public sur les enjeux sociaux de la science, de contextualiser socialement la science et d'en montrer la portée. C'est la vision du monde offerte par les sciences que recherche le médiateur scientifique.

  • voir dossier Cité des Sciences et de l'Industrie, rubrique Coulisses de l'info, dossier en ligne.

Il ne faut pas oublier que le traitement journalistique des questions scientifiques socialement vives est fait avec de fortes contraintes éditoriales et rédactionnelles dépendantes des financeurs, dans un contexte de crise de la presse écrite (voir ouvrage conseillé par JM Jancovici sur les journalistes aujourd'hui), pas toujours compatibles avec une investigation complète de la question traitée, mais toujours avec le souci d'identification des enjeux sociaux de la science. Le travail journalistique est soumis à la double contrainte de production des discours "vrais" et "captifs".

Qu'avons-nous à apprendre de ces pratiques journalistiques de traitement des questions scientifiques socialement vives ? En croisant plusieurs éclairages de journalistes, sur une période donnée (moment discursif) et en multipliant les sources médiatiques (presse quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, nationale ou régionale, gratuite ou payante, presse généraliste ou spécialisée, etc..), en identfiant les différents positionnements idéologiques, on peut probablement arriver à cartographier des îlots de rationalités, non exhaustifs, en lien avec des enjeux socio-scientifiques, politiques et éthiques.

Il faudra ensuite mettre en place des scenarii pédagogiques interdisciplinaires, en s'appuyant probablement sur des outils numériques d'anticipation par modélisation de systèmes complexes, et d'aide à la prise de décision en contexte d'incertitude scientifique. Ces propositions pourraient servir de supports pour l'organisation de débat interdisciplinaire en contexte scolaire, autour d'une question d'environnement et de développement durable.

Pour conclure

Pour en revenir à la relation de passage entre sensibilisation environnementale et action citoyenne, nous pensons qu'elle devra passer dans l'institution scolaire par l'éducation à la citoyenneté. L'action peut probablement se préparer autour de débats argumentés et éclairés le plus largement possible par l'identification des visions des différents acteurs et des savoirs en jeu. Mon travail de recherche ne porte pas sur la formation de l'enseignant à la gestion des débats en classe mais sur sa préparation à la réalisation de tels débats (Hirsch et al, 2015). Je travaille à l'identification de représentations des journalistes, des chercheurs et des enseignants sur les pratiques, et les enjeux de ces professions autour du traitement de la question socioscientifique du changement climatique. De ma thèse devrait émerger un certain nombre d'implications pour le traitement par le système éducatif de cette famille de questions, pour une éducation scientifique et citoyenne des jeunes, et leur émancipation démocratique..

Pour finir, je citerai ces quelques mots de Philippe Meirieu, directeur de l'IUFM de Grenoble: "le citoyen a modestement un pouvoir de décision. Il faut qu'on l'incite à le prendre, de manière réfléchie ".