Eduquer
aux questions socialement vives Intervention pour l' IREPS Auvergne-Rhône Alpes, Délégation Drôme, juillet 2020
Sur une même question socialement vive (QSV), il est acquis qu'il circule différents discours dans une salle de classe ou dans un espace éducatif. Il a même autant de manière de présenter par exemple la question du changement climatique, qu’il y a de professeurs ou plus généralement de médiateurs éducateurs. Par exemple : un professeur d’histoire-géo n’aura pas la même approche de la question climatique qu’un professeur de SVT ou de sciences-économiques et sociales, de par son attachement disciplinaire, sa vision de l’expertise, mais aussi de part sa représentation des enjeux sociopolitiques de la question et ses présupposés sur la capacité de compréhension et d’engagement de ses publics scolaires (représentations des publics de manière générale). C’est l’une des problématiques de recherche sur l’enseignement, la médiation et le traitement éducatif de questions socialement vives. Actuellement, le champ de recherche s'intéresse à la diversité des discours et des engagements éducatifs d'acteurs de l'édcuaiton formelle mais également de l'éducation qualifiée de non formelle (acteurs du monde associatif de l'édcuation à l’environnement ou de la promotion de la santé, les animateurs de musée, de zoo, de plantétarium, etc.). Eux aussi ont une mission d'éducation, et ils sont confrontés à des questionnements, à des polémiques, à des controverses, et des positions qui vont parfois en contradiction avec leurs propres représentations et engagements. Comment gérer, en tant qu’animateur/médiateur, lorsque je suis confronté à des publics qui ne sont pas du tout d’accord avec ma vision de la question et de sa résolution sociopolitique ? Les QSV sont des questions complexes, expertisées, (politiquement sensibles) et médiatisées avec des jeux d’acteurs et d’arguments qui s’appuient sur une diversité de représentations sociales. D’où un enjeu éducatif pourrait être de réussir à construire ensemble, collectivement, une carte des représentations sociales d’une QSV. Signalons que cette approche éducative entre en conflit avec l’école qui s’est construite sur le refus du politique, sur le mythe de la neutralité de l’éducateur comme condition d'une réussite éducativesans influences... Les postures éducatives en situation de controverses Des questions d'environnement, de santé et de développement soutenable mobilisent des représentations et des perceptions des risques différentes. Par exemple, à propos de l'utilisation des pesticides dans le monde agricole, produits technoscientifiques issus d’un modèle agricole hérité des années 60, la problématisation peut être différente suivant les dimensions d’entrée dans le débat : économique, sociale, environnementale. Le risque éducatif principal lorsqu’on traite d’une QSV, c’est de ne choisir qu’un seul angle d’attaque, et de passer à côté de publics qui ont une autre vision de la question et donc une autre forme de problématisation. Un des enjeux éducatifs du traitement de QSV, c'est probablement de montrer qu’il existe plusieurs angles d’attaques d’une même question et que toutes méritent d’être entendu et discutée démocratiquement, même si elles ne se réfèrent pas aux mêmes systèmes de valeurs, à ce qui nous semble être juste et utile de faire. C’est probablement le point le plus difficile à accepter pour un éducateur militant. Pour lui, le défi principal sera de tenir la posture du spectateur impartial qui fait preuve de bon sens, de rationalités, et qui reconnait que nous avons des systèmes de valeurs différentes sur ces questions, même si tous ces systèmes ne se valent pas. Selon Adam Smith, le spectateur impartial est l'individu qui met entre parenthèses ses passions et ses intérêts pour faire appel à son bon sens. Sur le rapport à l’écologie, on peut trouver différents approches et différentes problématisations, liées à des représentations multiples, entre deux extrêmes, de la relation entre l'homme et son environnement :
Et entre ces deux extrêmes, on peut trouver des diversités de position. Et dans le type de message que l’on transmet en tant que médiateur, on peut arriver à des situations d’incompréhensions voire à une impossibilité de discussions, un dialogue de sourds, si on ne reconnait la diversité des systèmes de valeurs et des rationalités en jeu. Les QSV peuvent donc être traitées de manière diverse, en mobilisant différentes postures. Par exemple, sur la question du réchauffement climatique :
Lorsque l’on veut traiter d’une QSV, les intentions doivent donc être explicitées en amont. Pourquoi on veut parler de ce sujet ? Est-ce que c’est un angle militant ? démocratique et participatif ? éducatif critique ? Ou est-ce que l’on va plutôt choisir d’exclure ces questions parce que l’on ne se sent pas de les aborder ? On a le droit en tant qu’enseignant, en tant que médiateur, de refuser de traiter ces questions, ou de différer le traitement des questions soulevées. Une
fois qu’on a fait prendre conscience des points de vue différents,
comment on construit une réponse collective à propos
d'une QSV ? La question du monde commun, du possible et du souhaitable Les QSV ont la particularité de poser la question du monde commun souhaité et souhaitable. Quel monde nous voulons ? Quel monde imaginons-nous ? Pour nous, pour les générations à venir et pour les autres êtres vivants ? Par l’expression de points de vue divergents, source de controverses, l’enjeu est de faire prendre conscience de l’existence d'une diversité de vision du monde, pour en être conscient et ne pas imposer la sienne malgré soi. Il s'agit donc d'éduquer à l’épreuve de l’altérité, d'apprendre à penser contre soi, avec la possibilité d’imaginer, par la pensée complexe et divergente, et le pari de l'intelligence collective, des solutions nouvelles et originale. Les QSV interrogent notre vision du monde commun, notre vision du vivre ensemble, notre manière de voir l’avenir. Comment sera probablement demain, comment pourrait (le possible) mais également devrait (le souhaitable) être demain ? D’après nous, d’après notre système de valeurs, d’après nos connaissances actuelles mais également les incertitudes et les non-savoirs, d'après ce que nous estimons être le vrai, ce que nous tenons pour vrai, mais aussi d’après ce que nous estimons être le bon, le juste et l’utile. La place de l'argumentation scientifique Les sciences sont aussi bien humaines, sociales que naturelles. Mais qu’est-ce que les sciences ? c’est une question que l’on doit se poser en tant qu’éducateur. Quelle est la nature des sciences ? Les sciences sont une pratique sociale et collective, dont l’objectif est de fournir une argumentation qui résiste le plus longtemps possible à la réfutation, en prenant en compte les incertitudes du moment. C’est une pratique sociale qui met de côté tout discours métaphysique, toute croyance. Ou en tout cas, qui se propose de discuter toutes croyances. Elle est fondée sur le scepticisme organisé. Les sciences visent à produire des discours universels et à déduire des lois, tout en étant sensible et prudente vis-à-vis des effets de contexte, des biais cognitifs et de la tentation de généralisations abusives à partir d'une seule étude de cas, en médecine notamment. Les questions socialement vives condusient indirectement et nécessairement à revenir sur cette question de la place de l'expertise et des argumentations scientifiques dans les débats, en réalisant assez vite que ces questions articulent des connaissances mais également des valeurs, des croyances et des émotions. Existe-t-il des questions économiquement vives ? Les questions de « développement durable » ou plutôt de développement soutenable ne peuvent avancer que si l’on prend en compte les trois dimensions : économique, sociale, et environnementale, au sens écosystémique et biologique du terme. Je crois que toute question socialement vive est rattaché à plusieurs univers disciplinaires, et que son traitement suppose une approche interdisciplinaire, voire transdisicplinaire, pour saisir la complexité et ne pas faire de simplifications et de généralisations abusives, chargées de présupposés. Le port du voile est-elle une QSV ? Sans hésitation,
c'est une question socialement vive. On peut dresser une carte de la
diversité des représentations qui accompagne les discours
sur cette question et discuter collectivement de ce qui est acceptable
et souhaitable collectivement, en respectant quelques principes et les
valeurs de liberté d'expression et d'égalité des
droits. Les émotions au service d'un projet éducatif engagé ? Ce qui rend difficile l’éducation aux QSV, c’est le fait qu’elles mobilisent des savoirs et des valeurs mais également des émotions. On ne peut pas traiter une QSV en faisant abstraction de nos émotions, sachant que ces émotions s'articulent aux argumentations mobilisées, elles-mêmes chargées d’émotions. Par exemple, dans l'espace scolaire, le photographe Arthus-Bertrand et son association GoodPlanet s'appuie sur l’argumentation scientifique pour susciter de l’émotion, contourner les controverses socioscientifiques, et mobiliser à partir de clichés esthétiques, transcrivant des relations au monde bornés au beau, dépolitisant et neutralisant ainsi les problématiques socio-environnementales, réduisant l’éducation à l’environnement à une inculcation de savoirs et de (bonnes) pratiques, plutot qu'à celui des approches et méthodes systémiques :
Ce lien entre argumentation scientifique et émotions est à manipuler avec prudence en étant conscient du lien qu'il existe entre les deux. Même si pour certains philosophes, la raison devrait dominerait les passions, en éducaiton, il est plus prudent de ne faire trop rapidement une rupture entre les deux univers. Par exemple, des questions comme la place de l’animal domestique, et du chat en particulier, dans notre société occidentale mobilisent caricaturalement deux positionnements : réduire la population de chats à cause des conséquences sur la biodiversité des écosystèmes urbains, ou faire autrement pour préserver cette espèce qui fait partie de notre vie sociale et émotionnelle. Cette QSV mobilise toute une palette d’argumentations qui sont valables (chute de population de lézards, animal de compagnie aimé, aide au développement des enfants, tourisme, …) et une multiplicité de références scientifiques et de représentations du monde que l’on va sélectionner en fonction de ce que l’on défend. L’un des pièges de cette QSV, c’est que l’on risque d'insister sur un argument, et « oublier » plus ou moins consciemment qu’il en existe d’autres qui disent autre chose, et qui méritent d’ être entendu et débattu. Des questions indéterminées épistémologiquement et surdéterminées idéologiquement Rappelons que les QSV sont souvent indéterminées épistémologiquement (pas de certitudes, elles font appel à l’interdisciplinarité, avec une palette de réponses scientifiques possibles) mais elles sont aussi surdéterminées idéologiquement en fonction de notre envie de voir le monde et l’avenir de telle ou telle façon (décroissance, régulation des naissances, végétalisation des villes, suppression des voitures…). Face à ces problèmes complexes flous, on risque de déterminer une réponse en fonction de notre système de valeurs. Exemple : On ne peut pas continuer comme ça > on va supprimer la voiture en ville. Alors que ces décisions pourraient faire l’objet de concertations qui aboutiraient à des solutions moins radicales et plus acceptables socialement. Eduquer et agir dans un monde incertain Quid du principe de précautions
et de l’action politique quand on sait que scientifiquement il
y a des conséquences sur la santé de la population ? Activisme éducatif, démocratique et citoyen Comment les QSV peuvent faciliter le passage à l’action ? C'est une grande question de recherche qui fait le lien entre l’éducation et l’activisme. On rejoint de plus en plus le positionnement des canadiens sur ces points : l’objectif serait d’apprendre par l’éducation critique, dans la lignée de Paolo Frere, l’activisme politique et l’émancipation citoyenne et démocratique. Susciter les mobilisations, pourquoi pas, mais avec un point de vigilance : on ne s’engage pas que sur la base de ce que l’on sait, mais on s’engage aussi (voire surtout) selon ce que l’on tient pour juste et utile et selon nos émotions. C’est pour cela que l’information ne suffit pas, comme on peut le constater par rapport à des thématiques comme la lutte contre le tabagisme, la qualité de l’air, la sécurité routière, la réduction des gaz à effet de serre, etc… Finalement, des questions politiquement sensibles ! La
loi Egalim impose de consommer un repas végétarien
par semaine, mais beaucoup de résistance à ce repas. Comment
s'y prendre pour éduquer à cette question socialement
vive ? Ça peut être amené à travers les cours,
mais sans négliger les questionnements, notamment sur la qualité
gustative de ces repas. La réflexion est également
politique, comme toujours sur les questions socialement vives : quelle
place et quel rôle ont joué les citoyens dans cette décision
de changements de comportements alimentaires en collectivité
? De manière généralie, Les décisions TOP-DOWN,
sans une politique de participation et de concertation risquent de bloquer
l’engagement collectif sur les QSV.
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