L'école et Michel Foucault
De l'ordre des discours en éducation ?

La conflictualité dans les espaces publics

De Michel Foucault à François Dubet

Benoît Urgelli et Clémence Godin
last up-date : 11-nov-21

 

Michel Foucault "Radioscopie", entretien avec Jacques Chancel, 10 mars 1975
Sur l'école, l'enseignement, les diplômes...Savoir/Pouvoir vs Savoir/Plaisir

Bibliographie

Lors de la leçon inaugurale qu'il présente au Collège de France le 02 décembre 1970, Michel Foucault propose d'expliquer son programme de recherche. Il tente de comprendre ce qui fait qu'un discours fait "ordre" et la méthode d'analyse qu'il utilise pour comprendre la dynamique des discours.
  • Qu'est-ce qu'un discours ? Un évènement qui crée de l'ordre...

Le discours, entre une pensée et la parole, est une pensée rendue visible par des signes et des mots, qui comportent ou produisent du sens. Mais le discours se met à l'ordre du signifiant. Par l'écriture, la lecture et l'échange, le discours met en jeu des signes, des interdits, des barrages, des seuils, des limites, pour créer de l'ordre, face à une crainte, contre les choses dites, le surgissement d'énoncés discontinus, batailliers, contre le bouillonement désordonné. Foucault propose donc de redonner au discours son caractère d'évènements et de lever la souverainneté du signifiant.

Les discours sont donc des évènements qui naissent dans la matérialité mais aussi dans l'aléa. La production d'évènements est donc en lien avec la pensée et le hasard. La prise en compte de discontinuité doit être introduite dans l'analyse historique des discours et des ordres qu'ils produisent.

  • Formation, contrôle et dynamique du discours

Foucault propose de s'intéresser à la dynamique des discours. Selon lui, ils se raréfient, se regroupent, s'unissent, de manière discontinue, dispersée, avec des mécanismes de rejet, d'exclusion, de regroupement. D'autres jaillissent, sont sélectionnés et controlés, à l'intérieur de régularités discursives.

il estime que les discours sont controlés pour que tout le monde n'y ait pas accès : si les sujets parlants ne sont pas dans l'ordre, dans le rituel, dans les rôles convenus et les types d'énonciation autorisées et interdits pour lier les individus et les différencier, ces sujets parlants sont raréfiés. Il y a donc assujetissement des discours à un groupe d'individus parlants, et assujetissement des individus parlants à un discours.

Ainsi, les systèmes d'éducation, de médicine, d'enseignement fixent les rôles des sujets parlants et distribuent des discours chargés de pouvoirs et de savoirs. Ce sont donc des systèmes d'assujettisement du discours.

Le contrôle des discours est à la fois interne et externe, avec des procédures d'exclusion qui mettent en jeu du désir et du pouvoir. Foucault identife trois systèmes de contrôle des discours : les interdits, les partages/rejets et la séparation vrai/faux.

En sciences, la séparation vrai/faux comme système d'exclusion va se doter d'un support institutionnel et pédagogique, de laboratoires, de bibliothèques, de sociétés savantes, etc., qui exerceront une pression et une contrainte sur les auteurs de discours, comme une vértiable machinerie à exclure. La parole doit se référer à un discours de vérité et à la volonté de vérité, même si le désir et le pouvoir sont aussi à l'oeuvre dans la volonté de vérité.

  • Exemple en histoire des sciences : la volonté d'être dans le vrai

Dans l'histoire des sciences, ce n'est plus le rituel, ou le droit de parole, ou le faire juste qui dit le vrai et contrôle les discours, mais c'est, depuis Platon, un nouveau partage, une nouvelle frontière, celle de la séparation du vrai et du faux. Le discours vrai n'est plus le discours désirable et précieux liée au pouvoir (sophisme), mais le nouveau plan d'objets qui émerge en Angleterre sur la base d'objets observables, classables et mesurables. La nouvelle volonté de vérité devient voir plutôt que lire, vérifier plutôt que commenter.

A partir du grand partage de Platon, la volonté de vérité va évoluer, lors de périodes qui se succèderont avec leurs idéologies, jusqu'au XXeme siècle et l'idéologie de la compétence (Roqueplo, 1974), le nouveau régime des sciences en société à partir des années 1990 (Pestre, 2006) et jusqu'à l'émergence de la post-normal science du XXIeme siècle.

  • la Post normal science, est définie par Funtowitcz & Ravetz (1993) comme une science ayant des liens importants avec les besoins humains, porteuse de doutes, de grands enjeux, de valeurs et nécessitant des prises de décisions urgentes. La dimension sociale des sciences est soulignée dans la Post normal science. Ces auteurs ne défendent pas un « relativisme » absolu, mais insistent sur l’importance des dialogues ouverts lorsqu’il s’agit de décisions, notamment environnementales, qui comportent de grandes incertitudes, des enjeux importants et mobilisent des valeurs. Ils introduisent la notion de peer extended community, communauté de pairs élargie à toute personne intéressée et/ou concernée. Il convient pour eux de peser les conséquences sociétales des alternatives.
    In Simonneaux, L. (2008). L'enseignement des questions socialement vives et l'éducation au développement durable. Pour, 198(3), 179-185.

Dans l'histoire de l'ordre des discours scientifiques, la régulation se fait par la volonté de savoir. Platon change progressivement l'ordre des discours philosophiques : on passe donc à des discours ordonnés par le vrai et le faux, à partir des discours sophistes chargés de pouvoir, de rites, de périls, de paradoxes. Au XVIe et XVIIe siècle, l'ordre du discours savant se fonde sur l'observation, inséparable de l'idéologie religieuse et de nouvelles structures politiques. Au début du XIXe, les actes fondateurs de la science moderne disciplinaire seront liés à l'idéologie positiviste de la société industrielle et la reconnaissance de l'objectivation comme principe régulateur et valeur épistémique supérieure des sciences.

  • Pour Bonneuil et Joly (2013), L'objectivité a une histoire. L'objectivité, loin d'être une norme intemporelle de la science moderne, est née à la croisée d'une nouvelle exigence de scientificité et d'une nouvelle configuration de la société. L'objectivité scientifique pose comme connaissance la plus fiable celle où l'idiosyncrasie et la subjectivité de l'observateur sont les plus réprimées [Daston, 1992 ; Daston et Galison, 2007]. Cette objectivité est loin d'avoir toujours constitué la norme de la production de savoirs légitimes. Ainsi, au XVIIIe siècle, la virtuosité d'un savant capable de convaincre en produisant des phénomènes et des arguments que ses opposants ne peuvent égaler était fréquemment valorisée, la culture scientifique ayant alors partie liée avec une culture de cour, une culture spectacle, une culture nobiliaire. Et, lorsque le terme « objectivité » entre dans la philosophie, notamment avec Kant, il n'est pas encore paré d'une valeur épistémique supérieure.
    L'objectivité n'émerge comme norme scientifique que dans le deuxième tiers du XIXe siècle lorsque la professionnalisation de l'activité de recherche dans l'appareil d'État et l'industrie (et non plus comme activité de cour, de gentilhomme) et l'accroissement de la taille des communautés scientifiques donnent un poids moindre aux qualités personnelles et aux liens interpersonnels pour se convaincre de la valeur du travail d'un collègue. S'affirment alors de nouvelles conventions de confiance, plus impersonnelles, renforcées par le développement des statistiques, de la photographie et des appareils auto-enregistrants, qui convergent vers l'affirmation de la posture d'un savant qui s'effacerait derrière une nature supposée « parler » toute seule et se révéler identiquement à tout observateur impartial. Une nouvelle norme de preuve, une nouvelle posture savante émergent donc en même temps que se transforment les conditions sociales du travail scientifique et le statut du savoir scientifique par rapport aux autres formes de savoir.

On passe d'un ordre attribué à un auteur au Moyen Age (index de vérité) à une vérité inscrite dans un autre ordre à partir du XVIIe siècle, jusqu'à l'émergence d'une discipline loin du principe de l'auteur et du commentaire. Par exemple, dans les discours des sciences médicales, on est passé du principe de l'auteur (Galien, Hippocrate,..index de vérité), au principe du commentaire, puis au principe du recueil de cas, de l'approche clinique jusqu'à la naissance de la médecinie comme discipline s'appuyant sur l'histoire naturelle, l'anatomie et la biologie.

Ce système anonyme indépendant de la personne permet alors de formuler de nouveaux énoncés. La discipline devient un domaine restreint de la réalité et de tout ce qui peut être dit de vrai. C'est un plan d'objets déterminé par une époque et permettant de reconnaitre le vrai et le faux. Pour reprendre Canguilhem, un discours pour appartenir à une discipline doit être DANS LE VRAI de la discipline d'une époque. Il ne suffit pas qu'il DISE LE VRAI. Mendel ou Wegener n'étaient pas dans le vrai de leur époque. Il faudra attendre un nouveau plan d'objets, de nouvelles règles et de nouvelles méthodes pour que leurs discours soient reconnus. Il y a donc un contrôle de la production de discours. Pour Canguilhem, l'histoire des sciences n'est pas une chronique des découvertes et des idées, mais un ensemble cohérent et transformable de modèles théoriques et d'instruments conceptuels, qui génère des disciplines et des séries de discours associés, reconnues par l'institution. On constitue ainsi un domaine d'objets à partir duquel on va nier ou affirmer le vrai ou le faux de propositions.

L'ensemble de ces considérations nous rapproche du concept de paradigme scientifique développé dans les années 1970 par l'historien des sciences Thomas Kuhn. Comme le rappelle Annie Bruter (2001, p.41), en faisant le parallèle avec les pratiques pédagogiques actuelles et celles des collèges de l'Ancien Régime (XVIIeme siècle), les pratiques scientifiques d'une époque prennent sens en se référant au cadre culturel qui était le leur : Les canons de la pensée scientifique étaient très différents de ceux qui sont courants aujourd'hui (Kuhn, 1970, p.8). Remplaçant la vision du progrès scientifique par accumulation de découvertes, Kuhn élabore alors le concept de révolution scientifique et les notions corrolaires de science normale (désignant l'activité scientifique menée dans le cadre d'iun paradigme détermniné) et de paradigme scientifique (désignant une performance qui fournit à un groupe un modèle d'activité scientifique à suivre). Une révolution scientifique se produit lors de la remise en question d'un paradgime qui empeche la science normale de se poursuivre. Une lutte oppose alors plusieurs paradigmes concurrents et se termine par l'adoption d'un nouveau paradigme associé au dévloppement d'un nouveau type d'activité scientifique normale inscrite dans ce nouveau cadre.

  • En prolongeant le parallèle entre pratiques scientifiques et pratiques pédagogiques, Chervel (1988, 1998) modélise le paradigme de la discipline scolaire, un paradigme étant l'ensemble des croyances tenues pour vraies par une communauté (scientifiques ou enseignantes) qui délimitent le champ des problèmes et les procédures d'investigation (scientifique ou didactique) (Gérin-Grataloup et Tutiaux-Guillon, 2001, p.9). Pour Chervel, la discipline scolaire est caractérisée par 4 composantes : un ensemble de contenus de connaissances, une batterie d'exercices qui permettent le dialogue entre maitre et élève, des pratiques de motivation et d'incitation à l'étude, et des épreuves de nature docimologique. En didactique et plus généraliement en sciences de l'éducation, d'autres paradigmes structurent le champ scientifique de l'éducation, au sens de Bourdieu) : la transposition didactique, les représentations sociales (paradigme nomade), la théorie de l'action didactique conjointe, le triangle pédagogique, le triangle K,V,P, le tétradèdre de l'éducation, l'approche des 5 perspectives d'enseignement (Pratt, 1998), la forme scolaire, les pratiques sociales de référence (Martinand, 1985, voir Tutiaux-Guillon, 2001, p.87 : ce sont des activités objectives concernant l'ensemble d'un secteur social, que l'on peut comparer à des activités didactiques. Il peut d'agir de compétences à acquérir comme de modalités d'enseignement et d'apprentisssage. Il prend l'exemple de l'enseignement de la chimie dont les pratiques de référence sont celles du laboratoire et non celles de la cuisine, alors que les transformations culinaires sont bien des transformatinos chimiques et qu'elles font partie des références largement partagées [...] Dans le cadre de mon HDR sur les postures éducatives, ce concept pourrait permettre d'interroger à nouveaux frais les pratiques pédagogiques formelles et non formelles, en évaluant le (auto)référencement des pratiques et de la forme scolaires, et les relations et discontinuités entre pratiques scolaires et pratiques d'éducation non formelle (programmes de recherches Urgelli, 2022 avec la LICRA, le Zoo de Lyon, Pop' sciences jeunes, et la fondation Leo Lagrange).
  • Ces paradigmes sont associés à des efforts de modélisation : le modèle des 4R (Audigier, 1993) ou encore le modèle des postures éducatives (Urgelli et al., 2018). La coexistence de l'ensemble de ces paradigmes en éducation peut laisser penser que le champ est encore peu structuré (Gérin-Grataloup et Tutiaux-Guillon, 2001, p.8), ou alors que le champ est en phase de révolution scientifique et pédagogique, non pas en termes de lutte pour imposer une forme de problématisation et d'investigations scientifiques, mais plutot dans la recherche d'un paradigme fédérateur pour l'ensemble de ces approches compréhensives des pratiques éducatives, pour permettre également de nouvelles possibilités d'analyse ou d'action, et remettre en question nos résultats de recherche..
  • Des sociologues du curriculum comme Basile Bernstein (1971), se référant à Durkheim, pourraient y voir également une phase de révolution socioéducative en cours, liée à un changement de principe d'intégration sociale et de solidarité, conduisant à une évolution progressive de la forme scolaire, mais aussi des pratiques pédagogiques et des frontières en école et société (Forquin, 1984).
  • De la discipline à la trandiscipline, en passant par l'interdiscipline..

Récemment, l’interdisciplinarité et l'appel institutionnel à l'interdisciplinaire apparaissent comme des contre-discours, pas seulement depuis les années 1990 mais quasiment depuis que les disciplines ont été constituées/ instituées au fondement des universités modernes, comme tradition humaniste de longue date. Pour Darbellay (2018) :

  • l’interdisciplinarité semble plutôt intimement liée à toute organisation disciplinaire. Les principes de fonctionnement de la disciplinarité vs l’interdisciplinarité sont en apparence différents, mais la relation symbiotique les associe pour leurs bénéfices mutuels, allant même jusqu’à devenir la condition de survie de l’une et de l’autre. L’interdisciplinarité représente sans aucun doute un style de pensée inhérent à tout processus de production de connaissances.

L’interdisciplinarité est un concept qui gravite autour du champ d’attraction/répulsion de la disciplinarité, et de l'ordre des discours qui lui est associé. Le concept de disciplinarité est étonnamment souvent passé sous silence, comme si sa définition allait de soi en tant que fondement évident (et non questionné ?) de l’organisation universitaire.


Les 6 aveugles et l’éléphant.
Source : Blind monks examining an elephant, an ukiyo-e print by Hanabusa Itcho (1652–1724
).

La convocation d’une multiplicité de points de vue juxtaposés est une étape importante sur le chemin d’une connaissance interdisciplinaire, mais elle ne garantit en aucune manière la compréhension globale et intégrée de la complexité de l’objet étudié. Dans la fable évoquée, chacun des six aveugles touche une partie spécifique de l’éléphant, perçoit un élément caractéristique à partir duquel il crée par hypothèse une représentation mentale considérée comme valant, par ressemblance, pour l’identité de l’éléphant comme Tout. L’un touche son flanc, l’éléphant ressemble de son point de vue à un mur, l’autre palpant sa défense le décrit comme une lance, le suivant saisit sa trompe, il s’apparente alors à un serpent… Si chacun fait valoir avec force et fermeté son point de vue limité, tiraillant l’objet de tous côtés, et qu’il a potentiellement raison, ils ont collectivement tort dans leur incapacité à articuler leurs perspectives pour une compréhension globale de l’identité de l’éléphant. Chaque point de vue disciplinaire est certes pertinent et légitime au regard des théories et des méthodes d’une discipline donnée, mais il demeure partiel si ce n’est partial dans sa tentative hégémonique de détenir LA vérité sur la nature du Tout, sans souci de justice cognitive.

In Darbellay (2018), Inspiré d'Edgar Morin et de la transdisciplinarité
pour saisir la complexité du réel.

Le travail de recomposition interdisciplinaire s’apparente à un processus créatif de bissociation, soit au sens de Koestler une démarche cognitive (cogitare « penser » de coagitare « secouer ensemble et mêler ») consistant en une « régression temporaire à des niveaux d’idéation primitifs et sans inhibition, suivie d’un bond en avant dans l’innovation. Désintégration et réintégration, dissociation et bissociation » (Koestler, 1979 : 158).

  • Koestler, A. (1979). Janus. Paris : Calmann-Lévy.

La mise en circulation d’idées, de « concepts nomades » (Stengers, 1987), de théories ou de méthodes entre et au-delà des disciplines va dans le sens d'un travail de recomposition disciplinaire. Dans le processus transdisciplinaire (trans-, ce qui va au travers et au-delà des disciplines), il s’agit de transgresser non seulement les limites disciplinaires, mais aussi d’impliquer, dans une dynamique participative de co-production de connaissances et de résolution de problèmes, les acteurs et partenaires de recherche hors système académique.

Cela suppose que l'ordre des discours disciplinaires et les systèmes de régulation/exclusion soient remis en question, autour de principe d'ouverture, d'intégration et d'interaction, dépassant les dualismes disciplinarité vs interdisciplinarité, clôture vs ouverture, centripète vs centrifuge, expertise vs amateurisme, etc.

Figure 3

Pour Darbellay, toute discipline révèle en elle-même une plus ou moins grande hétérogénéité interne, comme si le principe interdisciplinaire était actif en son propre sein. L’axe bi-directionnel de la Figure 3 devrait en quelque sorte subir une courbure débouchant sur une boucle récursive, qui raccorde en un cycle dynamique l’inter- et transdisciplinarité sur la disciplinarité et réciproquement. Dans ce cas, l’antécédence ou la prévalence de la disciplinarité sur l’interdisciplinarité ne fait plus sens, elles se coproduisent en spirale.

 

  • L'ordre des discours dans le monde de l'éducation...

Dubet (2004, 2017) s'interroge sur le fait que les sciences de l'éducation mobilisent peu ou pas la sociologie critique de Foucault pour étudier le rapport savoir-pouvoir dans l'institution scolaire, contrairement à l'approche anglosaxonne (voir Filloux, 1992 à propos de l'ouvrage de Stephen Ball (1990), Foucault and Education, Disciplines and Knowledge (Londres, Routledge). Dubet affirme que les discours produits par la sociologie critique de l'école, en France, sont enfernés dans 2 axes de critiques issues des années 1970 :

  • l'école reproduit les inégalités sociales, loin de ses promesses et de ses ambitions démocratiques. L'école coupable se défend alors en disant que le mal est lié à la société libérale qui menace le programme institutionnel et la culture scolaire sacrée ;
  • l'école en tant que sanctuaire national serait menacée par l'individualisme et l'utilitarisme, l'égoisme et la consumérisme des parents, ceux qui voudraient le développement de formations professionnalisantes, ceux qui voudraient des évaluations comparatives des résultats (loin de l'inspection). Il faudrait alors défendre l'autorité du maitre, ses savoirs et sa raison contre toute pédagogie libertaire qui se fonderait sur l'émotion et l'expérience pour séduire et motiver.

Pour Dubet, si les critiques à propos de l'école sont faibles, c'est que l'école et son programme institutionnel consituent une référence sacrée, un imaginaire pour les intellectuels qui lui devraient leur réussite sociale. Contrairement à ce que propose la tradition de Foucault, ces derniers ne s'autoriseraient pas à critiquer la violence symbolique de l'institution, ses régimes de vérités, son pouvoir, l'assujetissement et le contrôle des élèves, et cette éthique paradoxale qui propose d'isoler et enfermer les enfants pour les libérer en tant que sujets. Une éthique qui repose sur des représentations de l'enfant pourtant très diverses, comme le montre le travail de Dupeyron (2012) et qui interroge donc la forme scolaire et le relation pédagogique.

  • Vers une méthode d'analyse de la complexité d'une série de discours ; l'entrée dans les coulisses de la contestation publique

Pour Foucault, étudier les discours, c'est donc s'intéresser aux principes de renversement, à l'apparition de régularité dans une série de discours (vue comme une série d'évènements), mais également leurs conditions de possibilité. Alors que l'analyse de discours traditionnelle s'intéresse à la création du discours, à son unité, à son originalité et à sa signification, Foucault propose de s'intéresser à l'évènement, à la série de discours associés, à la régularité de la série et aux conditions de possiblité de ce discours. Il s'agit pour lui de saisir la dynamique complexe des discours. Cela pourrait s'apparenter avec ce que Sophie Moirand (2004, p. 82) appelle l'analyse de moments discursifs.

  • Un moment discursif est une vaste production discursive soudaine et sporadique dans les médias au sujet de faits de société qui touchent à la santé, à l’alimentation et à l’environnement (questions socioscientifiques) qui sont de nature à inquiéter et à attirer lecteurs et spectateurs, quels qu’ils soient. Or, on se trouve là face à des données scientifiques instables, qui ne font pas l’objet d’un consensus reconnu par toutes les communautés des savants, et qui remettent en cause la croyance dans une science, facteur de progrès. Et comme la science ne peut pas vraiment « expliquer », on fait appel à une diversité de « mondes sociaux » qui s’expriment à travers les médias, le monde politique, le monde du commerce, le monde économique, le monde associatif, etc., donc à différentes « voix ».


Source : Romain Pacalet, Etude des productions médiatiques à propos des rythmes scolaires, base de données Europresse

 


Couverture du magazine n°477 des Cahiers Pédagogiques, décembre 2009

Juliette Rennes (2016) évoque le travail de Foucault (1971) dans son article clarifiant les différences entre controverses politiques, polémique et affaire, sous l'angle des facteurs et des espaces de publicisation des discours. Dans l'étude d'une controverse, elle attire l'attention sur le notion d'espace doxique définissant ce qui peut être débattu entre des points de vue opposés, avec, dans le cas des polémiques, des stratégies de dichotomisation (la polarisation des discours devenant alors bipolaire), chaque camp soulignant son incompatibilité avec l'autre pôle et le caractère bien fondé et incontournable de sa position. Lorsqu"on s'intéresse à la contestation publique, à côté des discours publicisés, Rennes signale l'importance pour l'analyste de s'intéresser aux règles du dicible, en mobilisant des matériaux qui renseignent sur ce qui peut etre dit ou doit etre tu, en deca et à côté des discours publicisés.

voir aussi cours sur l'enquete sur une controverse médiatisée

Foucault (1971, p11-12) souligne qu'il existe des interdits dans la production des discours et dans leurs proliféraiton. Ce sont des procédures d'exclusion, des règles de limitation du dicible qui renseignent sur les formes de conflictualité autorisées dans une société, à un instant donné. Ces procédures ont pour rôle de maitriser l'aléatoire de certains discours, liée à l'incertitude du monde, et leurs dangers pour la réalité institutionnalisée (Blokker, 2014).

Foucault distingue trois procédures d'exclusion qui se croisent et se renforcent, qu'il appelle les interdits des discours : ceux à propos de sujets tabous (on n'a pas le droit de tout dire), ceux à propos des circonstances (on ne peut pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance), ceux à propos de l'énonciateur (n'importe qui ne peut pas parler de n'importe quoi [...] droit privilégié ou exclusif de celui qui parle). Il prend pour exemple les discours à propos de la sexualité ou de la politique qui, loin d'etre des élements transparents ou neutres, sont des lieux où s'exercent la puissance du désir et du pouvoir.

  • Penser une éducation au politique et à l'engagement : l'hétérotopie des lieux et des discours dans un monde incertain

Lange et Kebaili (2019) proposent de penser une éducation au politique en étudiant les liens entre savoirs et pouvoirs, en problématisant les enjeux et les savoirs de proximité par une ouverture des espaces éducatifs formels et non formels (Foucault, 2004 [1967]). L'enjeu est une formation à la citoyennté politique, à la fois critique et reflexive, en proposant des situations de familiarisation et des pratiques de mobilisation collective, innovante et créative démocratiquement. Par des actions territoriales, faire vivre au élèves des actions éducatives, donner l'expérience de la démocratie et tenter de dépasser les obstacles à l'engagement : l'inhibition épîstemique et sociale, le sentiment de culpabilité liée aux savoirs et aux émotions, sentiment d'impuissance et de fatalisme, le pessimisme qui empeche la problématisation engageante.

Pour cela, il s'agit de dépasser l'école comme espaces de contrôle des mouvements et des corps en ouvrant sur des espaces autres à partir de l'espace scolaire, sur une hétérotopie des lieux et des discours. Il s'agirait de créer des espaces de familiarisation au politique, à la viabilité des choix à opérer et à la justice sociale. Ce projet émancipateur passerait par l'école qui devient alors un environnement émancipant. En considérant la complémentarité entre l'Ecole et d'autres lieux de transmission (associations, musées, parcs, internet,...) d'une diversité de savoirs (locaux, académiques, professionnels,...), des savoirs hybrides, controversés, sous influences (Lange et Barthes, 2007), il se pose la question d'une didactique adaptée à cette hétérotopie des lieux et des discours.

Gallo (2015) reprend l'idée de faire l'hétérotopie à l'école et à partir de l'école, ce qui suppose pour lui de pratiquer une double éducation : celle des savoirs, dans laquelle les élèves sont assujettis dans leur rapport à la vérité, et celle de la vie et du souci de soi, dans laquelle l'école devient un lieu de subjectivation visant à former un sujet éthique, libre et autonome. Reprenant la distinction entre utopie et hétérotopie de Foucault (2004, [1967]), Gallo estime que faire une autre école dans l'école établie, en plaçant le dehors dans l'école même, est plus réel qu'une utopie pédagogique qui est de l'ordre de la fabula et de l'irréel. Il s'agit de faire de l'école un miroir (exemple pris par Foucault dans sa conférence de 1967), une hétérotopie, c'est à dire un espace du dehors dans l'espace du dedans.

Foucault (1982, p.389) avait travaillé sur le rapport du sujet à la vérité (épistémologie), aux autres (pouvoir et politique) et à soi même (éthique). Dans Surveiller et punir (1975), il parle de l'école comme d'un espace à conformer les corps et les sujets, pour les rendre prets à obéir et à produire. Espace de surveillance, d'examen, d'exercice, de punition, l'école serait un espace d'encadrement et d'assujettisement des jeunes générations, mais également un espace de subjectivation des sujets. Audureau (2003) nuance : par la discipline et les techniques disciplinaires, il s'agit de produire des individualités mais il ne s'agit pas de capture ou d'asservissement. Il y a production d'une docilité mais également d'une subjectivité entière et complète. Si l'assujettissement se fait par des techniques d'objectivation, la subjectivation résulte du développement de pratiques de soi et d'une éthique de soi. Si Foucault déplore le caractère triste, gris, peu érotique des savoirs scolaires, pour une pratique de la liberté, il faudrait des savoirs joyeux dans la pédagogie, ce qu'il appelle une psychagogie caractéristique d'une école de la vie, dans un rapport à la vérité, au pouvoir et à soi.

S'émanciper serait alors chercher à se découvrir, dans une expérience du pouvoir de la vérité, en évitant les effets de domination, dans un jeu pédagogique utilisant des stratégies de pouvoir, et qui permette de devenir soi.