Panorama des recherches sur l'enseignement de questions vives
Développement d'après Cavet (2007) et Simonneaux & Simonneaux (2014)

Benoît Urgelli
last up-date : 30-avr-21

Signalons d'ores et déjà que l'on  pourrait distinguer, que ce soit en classe (en contexte d'éducation formelle), en contexte d'éducation non formelle et/ou informelle :

Ces deux aspects des questions vives peuvent être étroitement liées et se confondre. Dans le cadre de l'éducation scientifique ou de l'alimentation par exemple, il s'agir à la fois une question vive en l'éducation (pourquoi enseigner les sciences ? comment s'alimenter à l'école ?), mais également une question pédagogiquement vive dans la mesure où certaines thématiques comme l'évolution ou l'alimentation suscitent des débats et des controverses qui divisent et qui mobilisent les publics. Les enjeux éducatifs sont alors questionnés, conduisant les acteurs à mobiliser, parfois inconsciemment et en fonction des contextes, une diversité de paradigmes pédagogiques et de postures face et en fonction à leurs publics (voir ci-dessous).

Aborder une question vive dans une optique éducative, c'est aussi se positionner à la charnière entre le cognitif, l'affectif et l'axiologique. La question des finalités, des connaissances, des valeurs et des émotions, des stratégies et des postures éducatives se pose alors.

Tout au long du développement qui suit, il faudrait également avoir en tête les nuances entre Eduquer par les questions vives (éduquer à quoi, quelles finalités, quelles compétences civiques et sociales ?) ou éduquer aux questions vives (qu'est-ce qu'une question vive, quelles formes et quelles sont les origines de la vivacité, quelles dynamiques argumentatives, sociopolitiques et historiques accompagnent la vivacité de cette question, etc, mais aussi quelles sont les finalités éducatives associées.. Des nuances à travailler et à reconfigurer....

Pourquoi éduquer au QSV : une diversité de finalités éducatives sur un continuum

L'enseignement des QSV pourrait contribuer aux éducations à, des porgrammes éducatifs qui se focalisent sur des questions portant sur un monde incertain, qui interrogent notre vision du commun, de l'expertise, de la compléxité du réel, notre "carte du monde et sa boussole " face à des problèmes flous indéterminés épistémologiquement et surdéterminés idéolologiques (Fabre, 2011, 2017), mais également notre perception des risques, une perception liée à nos représentations sociales (Perreti-Watel, 2002), et notre perception de ce qui est vrai, de ce qui est juste et de ce qui utile.

L'enseignement de QSV vise à l'acquisition d'une culture scientifique et technique, par la compréhension notamment de la nature des sciences (Maurines et al., 2013) en s'intérrogeant sur les logiques socioscientifiques de production des savoirs, mais également à une culture politique par le développement d'analyses socioépistémiques de la dynamique des controverses, par l'analyse des argumentations des acteurs, des alliances entre acteurs, des systèmes de valeurs et des pratiques en jeu, de la diversité des expertises, des stratégies d'administrations des preuves rendues plus ou moins tanglibles (Chateauraynaud, 2004). Les analyses socioépistémoques permettent de travailler l'argumentation, la problématisation, le raisonnement éthique, la pensée critique, mais également la pensée complexe et divergente. En enquêtant sur les acteurs, leur alliances et leurs intérets, leurs logiques d'oppositions, on s'interroge sur la construction de ce qu'on sait et de ce que l'on tient pour vrai, juste et utile, en ne négligeant pas les contextes et les époques.

En lien avec une diversité d'orientations éducatives, selon la modélisation de Simonneaux et Simonneaux (2014), les pratiques éducatives se repartissent le long d'un continuum entre éducation scientifique, éducation humaniste, éducation citoyenne et éducation politique :

Les recherches francophones et anglosaxonnes en éducation soulignent que les pratiques éducatives à propos de ces questions peuvent conduire à refroidir ou à réchauffer en contexte d'enseignement, en lien avec un continuum d'enjeux éducatifs.

Tutiaux-Guillon (2006, 2015), en didactique de l'histoire-géographoe, associe cette diversité de prises en charge d'une QSV, en contexte d'enseignement, à l'adhésion à différents paradigmes (ou modèles) pédagogiques, en lien avec le fonctionnement de la discipline soclaire. Le paradigme pédagogique est défini comme un ensemble cohérent de contenus, de pratiques et de finalités qui définit une discipline scolaire à un certain moment de son histoire, à une certaine pédiode, et en assure la pérennité et la stabilité (Bruter, 1997, cité par Tutiaux-Guillon, 2006, p.124).

  • le paradigme pédagogique positiviste qui articule des savoirs auxquels est attribué un statut de vérité fondé en sciences, des pratiques magistro-centrées d’exposé (plus ou moins dialogué) côté enseignant, d’écoute et de reproduction côté élèves, des finalités de citoyenneté d’adhésion et de culture commune ;
  • le paradigme pédagogique constructiviste critique qui impliquerait des savoirs présentés et travaillés comme des constructions, des pratiques mettant l’élève en activité intellectuelle, y compris dans le cadre de débats et de résolution de problèmes, en visant la construction d’une citoyenneté critique et d’une compétence à s’engager dans les débats de la démocratie.
    Tutiaux-Guillon, 2015, p. 140.

 

2. Revenir sur les attributs d'une question socialement vive

Pour reprendre l'expression de Albe (2009), les questions socialement vives et les controverses associées mobilisent et divisent. Les divergences s'expriment à travers la diversité des intérerts des acteurs, leurs affects, leurs systèmes de valeurs et de croyances, leurs idéologies, mais également par la mobilisation rationnelle de savoirs qui sont souvent pluriels, contextualisés, distribués et engagés (Simmoneaux, 2011). Ces univers de sens et de rationnalités s'expriment à travers des jeux d'acteurs et d'arguments (Chateauraynaud, 2007) influencés par des normes et des valeurs, des identités socio-culturelles et des préjugés et des perceptions notamment sur les risques et sur l'avenir. Dans ces univers, il est alors possible de distinguer plusieurs controverses associées à une même question socialement vives, avec des problématisations et des argumentations spécifiques.

Partant des définitions de Tutiaux-Guillon (2006) et Albe (2009), une « question socialement vive » constitue un enjeu social, mobilise des représentations, des valeurs, des intérêts qui s’affrontent, fait l’objet de débats et d’un traitement médiatique. Par nature complexe, une question socialement vive confronte à l’incertitude, peut être porteuse d’émotions et être « politiquement sensible ». Tutiaux-Guillon (2006, p. 119) précise :

  • J'entends par "question socialement vive" une question où s'affrontent des valeurs et des intérets, une question parfoirs chargée d'émotions, souvent politiquement sensible, intellectuellement complexe, et dont les enjeu sont importants pour le présent et l'avenir commun.

Des controversial issues aux questions socialement vives ?

On retrouve chez Tutiaux-Guillon et Albe, les éléments de défintion de controversial issue de Berg et al. (2003), Teaching controversial issues : an european project qui définit les controversial issue en 5 points : une question controversée met en concurrence des valeurs et des intérêts divergents ; elle est politiquement sensible ; elle éveille et attise les émotions ; elle concerne un sujet complexe ; c’est une question d’actualité (In Cavet, 2007).

En 2015, les incidents such as the 2011 London riots, the 2011 Norway hate killings and the Charlie Hebdo attack in Paris in 2015 have prompted a whole-scale review of the part played by schools in the moral and civic development of young people, an imperative which has been echoed across Europe. Le Conseil de l'Europe publie alors un rapport Teaching Controversial Issues (2015) et proposera cette définition pour les controversial issues :

  • for those in European countries involved in the pilot project [...] controversial issues’ may be defined as Issues which arouse strong feelings and divide opinion in communities and society. They vary from the local to the global, e.g., from mosque-building to the reduction of greenhouse gas emissions. Some are long-standing, such as the sectarian divisions between communities in a number of European countries – others very recent, e.g., Islamic radicalization of youth. They also vary with place and time. Crucifixes in schools may be highly contentious in one country, but an accepted part of life in another – similarly, with bi-lingual education, paying for metered water or Islamic headscarves. Almost any topic can become controversial at any time and new controversies are arising every day. (p.8 et pp.13-24).
  • Council of Europe. (2016). Living with Controversy. Teaching controversial issues through education for democratic citizenship and human rights [Training pack for teachers].

Voir aussi l'historique plus complet de Marquat et al., 2014 qui font remonter aux années 1940-1950 la question du Teaching controversies.

Question vive, question sensible ?

Bonafoux (2015) définit une question vive comme une question sensible, «chaude». Elle précise que c'est une question polémique à cause de la diversité des représentations des élèves sur un sujet donné, qui peut les conduire à interpeller le professeur, ou à remettre en cause, voire à réfuter les savoirs scolaires (Bonafoux, 2015). A l’école, il y aurait donc plusieurs degrés de vivacité pour une même question, mais aussi des questions plus ou moins vives, probablement en rapport avec les contextes socioculturels et politiques, des institutions mais également en fonction des époques.

On pourra ici se reporter au travaux de l'équipe d'enseignants et de chercheurs de l'Université Trois-Rivières au Canada (Hirsch et al., 2015), à l'origine d'un guide pédagogique pour aborder des sujets sensibles avec les élèves.

 

3. Le poids des représentations sociales dans la perception d'une QSV

Prenons l'exemple de la perception des risques. Selon Peretti-Watel (2002), l'appréhension des risques liés à une QSV dépend en partie de notre vision de la causalité sociopolitique du risque (des responsables et des coupables), La théorie de Douglas (1992) reflète la polarisation sociale qui influe sur la perception du risque chez une personne. Elle rend compte des préjugés culturels influençant chez une personne donnée sa perception des risques, du savoir et de la nature, 3 dimensions importantes dans les QSV. Douglas a identifié quatre types : le bureaucrate, l'individualiste, l’égalitaire et le fataliste :

Perception de l'expertise scientifique
Perception de la nature
Perception des risques

Profil face aux risques

confiance et respect envers les savoirs de l'expertise scientifique officielle
robuste, jusqu'à une certaine limite
peur des risques mais l'Etat et les experts trouveront des solutions
bureaucrate
confiance et respect envers les savants innovateurs
robuste, la nature s'autoéquilibre
le risque est une opportunité à saisir
individualiste
Méfiance envers les savoirs de l'expertise scientifique officielle
fragile, les déséqulibres sont irréversibles
peur des risques
égalitaire
Ignorance, Désintéret, voire méfiance
capricieuse et imprévisible
c'est une fatalité
fataliste

Peretti-Watel (2002) a tenté d'analyser et de catégoriser d'autres paramètres de perception des risques, soulignant alors le poids des représentations sociales dans les peurs, les craintes et la perception des ménaces. Il insiste sur les poids de représentations inscrites dans une époque, un système de croyances et une culture donnée. Le risque serait davantage un objet de représentations que de perception.

En plus de la représentation de la causalité sociopolitique du risque (avec parfois des dénis vis à vis des liens causaux avec une dissonance entre experts et profanes et un déni du risque pour soi-même...), l'appréhension du risque ferait également appel à un mécanisme d'affirmation identitaire, donnant de la valeur à son propre système de valeurs, aux représentations de la vulnérabilité de notre propre corps (déterminant important dans la perception des risques infectieux), des rapports sociaux et inter-générationnels (déterminant particulièrement important chez les penseurs de l'éducation, des finalités éducatives et du sens de la scolarisation, entre conformisme et émancipation d'un enfant considéré comme un objet ou comme un sujet en dévenir...), rappelant que les représentations sociales s'élaborent à la charnière entre l'individuel et le collectif.

4. Les émotions et la morale dans la perception d'une QSV

Selon Jimenez-Alexander (2006), la proximité socio-culturelle et axiologique avec une question vive est un facteur d'engagement. Et si cette proximité est forte, l'engagement sera plutot fondé sur une sur-expression de l'affect que sur la rationnalité scientifique, mais ce qui n'empêche pas l'acteur de mener des analyses et des enquêtes critiques avec l'intention de réfutation des contre-arguments scientifiques divergents. La proximité des systèmes de valeurs peut donc conduire à des analyses critiques pour défendre un point de vue, mais si l'éloignement est trop fort entre les systèmes de valeurs en jeu, il y a risque de frein par l'affect du raisonnement critique.

Ethiques et émotions influencent donc l'entrée dans un travail didactique critique et ouvert sur une QSV (Zeidler et Sadler, 2008), d'où l'importance de ne pas négliger l'apprentissage d'une sensibilité morale et le développement moral des élèves, futurs citoyens, dans un projet d'éducation aux questions socialement vives.

Rappelons simplement ici la distinction faite entre éthique et moral par Ricoeur (1990, p. 107) : l'éthique vise le bon et le juste pour soi et pour les autres, alors que la moral se rapporte plus à des systèmes de normes et de valeurs (voir les travaux de Erik Prairat).

5. Face à une QSV, développer la pensée éthique, critique et divergente, par l'enquête et pour un jugement réflexif

Panissal (2019) évoque la nécessité de développer des compétences éthiques lorsqu'on s'intéresse à une QSV, au regard des idéologies, des doxas et du relativisme qui accompagnent la vivacité de ces questions. Selon elle, l'enjeu éducatif est le développment d'une reflexivité critique responsable pour une émancipation citoyenne mondiale et démocratique. Elle rappelle que la double fonction de l'école est la transmission d'un héritage culturel mais également l'apprentissage de la réflexivité pour transformer la société vers plus de justice et de soutenabilité.

Cet apprentissage passerait par la mobilisation d'une pensée éthique, mais également d'une pensée critique et d'une pensée divergente. Pour Panissal, la mobilisation " modes de pensée en interaction permettrait l'émancipation citoyenne. Ce qui est visé en définitif, c'est l'exercice d'un bon jugement au sens de Lipman (2006, cité par Panissal, 2019), ce qu'on pourrait qualifier de jugement réflexif.

* La pensée éthique permet de valuer ce qui est juste et important, pour faire des choix éclairés. Elle suppose une enquête sur les différents systèmes de valeurs en jeu, mais également une création, en se référant à Dewey (2011) dans La formation des valeurs.

Pour développer la pensée éthique, Panissal (2019) se réfère aux travaux de Dewey (1938) qui propose de questionner le monde et non pas seulement de le visiter, à partir d'un travail d'enquête qui s'appuie sur le dilemne moral ou cognitif et le doute. Partant du dilemne, l'enquête développerait la pensée éthique en 5 étapes, le processus étant plus important que le résultat.

  1. Générer un doute, interroger des normes, problématiser, ce qui permet l'enrolement dans l'enquete
  2. Enoncer le problème, ce qui conduit au besoin d'identifier les causes de l'embarras et du doute
  3. Emettre des hypothèses explicatives pour réduire le doute. Il se dessine alors une feuille de route pour conduire l'enquête.
  4. Catégoriser les éléments pertinents pour se construire une représentaiton cohérente du problème
  5. Synthétiser le problème avec une idée claire qui permet alors d'en débattre et de se diriger vers une opinion argumentée et éclairée sur le sujet.

Cette pensée éthique tient compte des émotions, du contexte et de l'altérité socio-culturelle dans les raisonnements, pour la justice, le bien commun et la démocratie. On pourrait y voir un lien avec le caring thinking.

* La pensée critique, que Panissal (2019) qualifie d'autocritique, correctrice et sensible aux contextes, a été largement analysé par Boisvert (1999, cité par Panissal, 2019), qui la qualifie de processus de recherche de sens. On distinguera dans la pensée critique, l'esprit critique qui est un état d'esprit, une attitude assise sur le doute réfléchi et qui permet d'évaluer les situations et les compétences critiques qui se réfèrent à des savoirs faires, des capacités (voir aussi Cosperec, 2018). Pour Dewey (2004, cité par Panissal, 2019), la pensée critique est le résultat d'un examen serié, prolongé et précis d'une croyance donnée ou d'une hypothèse. C'est un processus argumentatif lié à une situation donnée.

* La pensée divergente, que Panissal (2019) qualifie de penser créative et innovante, permet de se détacher des contextes eet d'imaginer de manière originale la résolution d'un problème ouvert.

Stratégies didactiques pour traiter une QSV

Sadler & al. (2007, cité par Simonneaux et Simonneaux, 2014) estiment les pratiques nécessaires à l'engagement et à la prise de décision à propos d'une QSV sont :

  1. reconnaitre la complexité d'une telle question. Je rajouterai de reconnaitre également l'existence d'une diversité de problématisaton de cette question, problématisation entendu mouvement intellectuel par lequel se déterminent mutuellement les faits en prendre en compte et les modèles qui permettent de les interpréter (Rey, 2005, cité par Morin, 2019, p.53).
  2. examiner la QSV sous plusieurs points de vue, ce qui m'évoque la stratégie des 6 chapeaux de De Bono (Six Thinking Hats)  liée au développement de la pensée latérale ou pensée divergente.
  3. considérer qu'une QSV est soumise à des enquêtes en cours, et donc que c'est une question ouverte (open-ended question). Ce qui encore une fois, invite à l'aborder avec une pensée divergente.
  4. Faire preuve de scepticisme sur des informations potentiellement biaisées, ce qui revient à reconnaitre que de possibles biais cognitifs peuvent affecter notre représentation de la question.

La question de la problématisation d'une QSV est une des 6 dimensions que propose de prendre en compte Morin et al. (2013) pour analyser le raisonnement socioscientifique (RSS) des élèves-étudiants lorsqu'ils s'interessent à une QSV (voir figure ci-dessous).

Modèle du raisonnement socio-scientifique dans la perspective de la durabilité
Pour chaque dimension, des indicateurs avec quatre niveaux de complexité ont été définis

  • Dans la dimension « Problématisation », nous observons la manière d’envisager la controverse : Les différents aspects (environnementaux, sociaux, économiques) de la situation sont-ils abordés selon différentes perspectives ? La graduation des niveaux prend en compte la complexité dans la construction du problème.
  • Dans la dimension « Interactions et dynamiques », nous observons la prise en compte des dynamiques dans les socioécosystèmes. Cette dynamique est-elle envisagée aux différentes échelles sociales, temporelles, spatiales ?
  • Dans la dimension « Savoirs », nous analysons comment sont mobilisés les différents types de savoirs (vernaculaires, professionnels, médiatiques …). Nous observons les niveaux d’articulations des savoirs académiques et des autres formes de savoirs.
  • Dans la dimension « Incertitudes et risques », la graduation prend en compte l’expression de doute épistémologique et la nature contextualisée des conclusions. Les conditions de validité des savoirs et les risques technoscientifiques sont-ils saisis ?
  • Dans la dimension « Valeurs », les valeurs et principes impliqués sont-ils reconnus, discutés ? Nous observons leurs niveaux de clarification et d’explicitation.
  • Dans la dimension « Régulations » , nous observons comment les relations entre les intérêts des parties prenantes sont considérées au niveau de différentes institutions sociales (groupes familiaux, groupes de pairs, groupes professionnels, institutions, nations…). La graduation prend en compte la discussion de la participation des divers groupes sociaux aux procédures régulatrices.

L'identification des logiques d'acteurs et des rationalités à l'oeuvre (Boudon, 2009) pourraientt contribuer à une éducation à la citoyenneté et à un engagement sociopolitique des publics, par une prise de décision et l'élaboration d'une action (activisme). Cette vision de l'activisme pédagogique et éducatif conduit dans les pratiques à réchauffer la QSV(voir le schéma ci-dessus).

Mais sur le terrain, diverses stratégies pédagogiques se déploient. Les éducateurs percoivent un risque didactique à l'enseignement de QSV, un risque qu'ils choisissent ounon de prendre. Cette prise de risque semble déterminer par leurs représentations des finalités de leur enseignement, de leurs publics et de la QSV elle-même (perception de sa vivacité, des savoirs en jeu et des incertitudes, de sa complexité, de sa médiatisation et de son expertise. Ce système de représentations conduirait à une diversité des logiques d'engagement face à une QSV (Urgelli, 2009), allant des évitements du traitement (Urgelli et al., 2018), à l'éducation positiviste, en passant par l'éducation militante (interventionniste) pouvant aller jusqu'à l'éducation critique et politique (Urgelli, 2013, Urgelli et al. 2010, Urgelli et al. 2011).

Par exemple, sur la question de l'origine anthropique du réchauffement climatique, nous avions montré lors d'une enquête conduite sur l'année scolaire 2006-2007 que les logiques d'engagement de huit enseignants pour une éducation au développement durable (Urgelli, 2009) étaient liées à deux déterminants en lien avec leurs perceptions de cette QSV : le doute épsitémologique et la conviction écologique, faisant pencher la balance de l'approche pédagoqiue vers le modèle pédagogique constructiviste critique (Tutiau-Guillon, 2015) ou le modèle pégagogique interventionniste, qui est une forme d'activisme pédagogique. Deux autres déterminants d'engagement pédagogique interviennent, celui de représentation des capacités d'apprentissages des élèves et celui de la représentation des finalités de l'enseignement disciplinaires, pouvant alors conduire à l'adoption d'une pédagogie positiviste.

Simonneaux (2011) a identifié 4 stratégies didactiques mises en oeuvre par les enseignants pour développer la rationalité critique, sachant que plusieurs stratégies peuvent être mobilisées dans une même situaiton d'enseignement même si généralement, une sera dominante (voir aussi la notion de configurations didactiques face à une QSV). On pourra mettre en parallèle ces 4 stratégies avec celle identifiées par Urgelli (2009) : modèle positiviste, modèle interventionniste et modèle critique.

  • la stratégie doctrinale correspond à une posture magistrale dans laquelle le « maître » expose les contenus d’enseignement avec peu d’interactions communicationnelles en vue d’atteindre un objectif clairement défini et identifiable. Ainsi, une stratégie fondée sur la présentation de l’émergence et le bien-fondé non discuté du Développement Durable relève de ce type de stratégie.
  • la stratégie problématisante est centrée sur l’activité cognitive des élèves. La situation proposée par les enseignants a alors pour objectif que les élèves construisent une problématique, développent un questionnement plus qu’ils ne trouvent LA solution. [on pourrait ici y voir une stratégie liée à une pensée convergente]. Mais les problématiques (réchauffement climatique, énergie, transport, gestion des déchets, etc.) qui émergent dans le cadre des Questions Socialement Vives et de l’Education au Développement Durable ne peuvent être rattachées spécifiquement à une discipline. Les enjeux sociaux liés au Développement Durable conduisent à s’intéresser aux pratiques sociales, à contextualiser les savoirs en construisant ainsi une problématisation spécifique, articulant des échelles spatiales (local / global), temporelles (présent / futur) et sociales (individuel / collectif).
  • en faisant référence à l’activisme de Benzce, la stratégie activiste implique un processus de problématisation et une approche critique. Cette stratégie ne serait pas réduite à l'action d'un point de vue pragmatique, mais exigerait aussi une posture militante et de communication. Ce type d’activisme veut défendre les voix minoritaires. Il implique, comme l’enseignement des QSV, la mise en œuvre d'une approche de collaboration dans le cadre de la démocratie participative.
  • la stratégie critique cherche à développer le sens critique. L’enjeu est de préparer les élèves à argumenter, à évaluer des expertises, des positions différentes sur des questions complexes, porteuses d’incertitudes et de risques.

Simonneaux et Simonneaux (2014) pronent des stratégies didactiques qui développent la rationalité critique et considérent qu'il y a au moins deux objectifs clés pour développer la citoyenneté scientifique : la réflexion éthique et le questionnement socioépistémologique. Plusieurs stratégies pédagogiques peuvent être utilisées pour développer la rationalité critique : débat, jeu de rôle, simulation de conférence de citoyens, perturbation épistémologique, situation problème contextualisée, analyse de la couverture médiatique, analyse de projets locaux, travail collaboratif interculturel en ligne sur des enjeux locaux et mondiaux, usage de jeux sérieux, etc.

Développer l'activisme à propos d'une QSV : un apprentissage de haut niveau ?

Benzce et al. (2012) militent pour un traitement pédagogique activiste, à partir de QSV ou de projets dont la résolutuon est indéterminée (open-ended questions), ce qui nous rapproche des militants du développement de la pensée divergente à l'école (Razumnikova, 2013), dans l'espoir de préparer les élèves à l'action sociopolitique et à l'engagement citoyen critique.

Face à des questions complexes et interdisciplinaires (Darbellay, 2018), il devient nécessaire d'intégrer et d'hybrider une pluralité des savoirs académiques, professionnels et profanes (e.g. field notes, conversations with farmers, and background knowledge, in Kim et Tan, 2013) mais également une diversité de valeurs à expliciter (notamment des valeurs épistémiques sur ce qui est fiable, exact, valide,...) et des émotions. Les finalités d'apprentissage s'éloignent alors de l'approche positiviste pour conduire à un projet de responsabilisation individuelle et collective, stimulant une approche cognitive, réflexive, et créative. Pedretti et Nazir (2011) parlent d'apprentissage de haut niveau, en précisant que “the dominant pedagogical approaches in this current are creative, affective, reflexive, critical, place based, and experiential” p. 617. Simonneaux et Simonneaux (2014) précisent :

  • A l'extrémité chaude du continuum, l'objectif va au-delà de l’apprentissage scientifique et vise l’engagement militant des apprenants dans des actions. Les pionniers du mouvement «activiste» ont élaboré un cadre appelé STEPWISE (enseignement scientifique et technologique pour promouvoir le bien-être pour les individus, les sociétés et les environnements). Le programme STEPWISE vise la justice sociale et environnementale et tente de favoriser un désir de changement ainsi que le sens des responsabilités chez les individus (Bencze, Sperling & Carter, 2012). Bencze (2000) suggère que les élèves/étudiants travaillent sur des projets de recherche ouverts et conduits par eux-mêmes. Il s’agit de les encourager à construisent leurs résultats et à les rendre publics via des actions socio-politiques (organisation de manifestations et d'expositions, vidéos militantes sur YouTube).

Dans ces approches activistes, les apprentissages de haut niveau sont critiques, cognitifs mais également moraux et émotionnelles, à l'épreuve de l'altérité (Lamarre, 2006) et en apprenant à penser contre soi-même (Houdé, 2014). La prise en compte des contextes et de leurs évolutions, et la possibilité d'élaborer des solutions combinées font partie des objectifs éducatifs.

Bibliographie

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